Trois Contes - Flaubert Gustave. Страница 13
Un spectacle extraordinaire l'arreta. Des cerfs emplissaient un vallon ayant la forme d'un cirque, et tasses, les uns pres des autres, ils se rechauffaient avec leurs haleines que l'on voyait fumer dans le brouillard.
L'espoir d'un pareil carnage, pendant quelques minutes, le suffoqua de plaisir. Puis il descendit de cheval, retroussa ses manches, et se mit a tirer.
Au sifflement de la premiere fleche, tous les cerfs a la fois tournerent la tete. Il se fit des enfoncures dans leur masse; des voix plaintives s'elevaient, et un grand mouvement agita le troupeau.
Le rebord du vallon etait trop haut pour le franchir. Ils bondissaient dans l'enceinte, cherchant a s'echapper. Julien visait, tirait; et les fleches tombaient comme les rayons d'une pluie d'orage. Les cerfs rendus furieux se battirent, se cabraient, montaient les uns par-dessus les autres; et leurs corps avec leurs ramures emmelees faisaient un large monticule qui s'ecroulait, en se deplacant.
Enfin ils moururent, couches sur le sable, la bave aux naseaux, les entrailles sorties, et l'ondulation de leurs ventres s'abaissant par degres. Puis tout fut immobile.
La nuit allait venir; et derriere le bois, dans les intervalles des branches, le ciel etait rouge comme une nappe de sang.
Julien s'adossa contre un arbre. Il contemplait d'un ?il beant l'enormite du massacre, ne comprenant pas comment il avait pu le faire.
De l'autre cote du vallon sur le bord de la foret, il apercut un cerf, une biche et son faon.
Le cerf, qui etait noir et monstrueux de taille, portait seize andouillers avec une barbe blanche. La biche, blonde comme les feuilles mortes, broutait le gazon; et le faon tachete, sans l'interrompre dans sa marche, lui tetait la mamelle.
L'arbalete encore une fois ronfla. Le faon, tout de suite, fut tue. Alors sa mere, en regardant le ciel, brama d'une voix profonde, dechirante, humaine. Julien exaspere, d'un coup en plein poitrail, l'etendit par terre.
Le grand cerf l'avait vu, fit un bond. Julien lui envoya sa derniere fleche. Elle l'atteignit au front, et y resta plantee.
Le grand cerf n'eut pas l'air de la sentir; en enjambant par-dessus les morts, il avancait toujours, allait fondre sur lui, l'eventrer; et Julien reculait dans une epouvante indicible. Le prodigieux animal s'arreta; et les yeux flamboyants, solennel comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu'une cloche au loin tintait, il repeta trois fois:
«Maudit! maudit! maudit! Un jour, c?ur feroce, tu assassineras ton pere et ta mere!»
Il plia les genoux, ferma doucement ses paupieres, et mourut.
Julien fut stupefait, puis accable d'une fatigue soudaine; et un degout, une tristesse immense, l'envahit. Le front dans les deux mains, il pleura pendant longtemps.
Son cheval etait perdu; ses chiens l'avaient abandonne; la solitude qui l'enveloppait lui sembla toute menacante de perils indefinis. Alors, pousse par un effroi, il prit sa course a travers la campagne, choisit au hasard un sentier, et se trouva presque immediatement a la porte du chateau.
La nuit, il ne dormit pas. Sous le vacillement de la lampe suspendue, il revoyait toujours le grand cerf noir. Sa prediction l'obsedait; il se debattait contre elle. «Non! non! non! je ne peux pas les tuer!» puis il songeait: «Si je le voulais, pourtant?…» et il avait peur que le Diable ne lui en inspirat l'envie.
Durant trois mois, sa mere en angoisse pria au chevet de son lit, et son pere, en gemissant, marchait continuellement dans les couloirs. Il manda les maitres mires les plus fameux, lesquels ordonnerent des quantites de drogues. Le mal de Julien, disaient-ils, avait pour cause un vent funeste, ou un desir d'amour. Mais le jeune homme, a toutes les questions, secouait la tete.
Les forces lui revinrent; et on le promenait dans la cour, le vieux moine et le bon seigneur le soutenant chacun par un bras.
Quand il fut retabli completement, il s'obstina a ne point chasser.
Son pere, le voulant rejouir, lui fit cadeau d'une grande epee sarrasine.
Elle etait au haut d'un pilier, dans une panoplie. Pour l'atteindre, il fallut une echelle. Julien y monta. L'epee trop lourde lui echappa des doigts, et en tombant frola le bon seigneur de si pres que sa houppelande en fut coupee. Julien crut avoir tue son pere, et s'evanouit.
Des lors, il redouta les armes. L'aspect d'un fer nu le faisait palir. Cette faiblesse etait une desolation pour sa famille.
Enfin le vieux moine, au nom de Dieu, de l'honneur et des ancetres, lui commanda de reprendre ses exercices de gentilhomme.
Les ecuyers, tous les jours, s'amusaient au maniement de la javeline. Julien y excella bien vite. Il envoyait la sienne dans le goulot des bouteilles, cassait les dents des girouettes, frappait a cent pas les clous des portes.
Un soir d'ete, a l'heure ou la brume rend les choses indistinctes, etant sous la treille du jardin, il apercut tout au fond deux ailes blanches qui voletaient a la hauteur de l'espalier. Il ne douta pas que ce ne fut une cigogne; et il lanca son javelot.
Un cri dechirant partit.
C'etait sa mere, dont le bonnet a longues barbes restait cloue contre le mur.
Julien s'enfuit du chateau, et ne reparut plus.
II
Il s'engagea dans une troupe d'aventuriers qui passaient.
Il connut la faim, la soif, les fievres et la vermine. Il s'accoutuma au fracas des melees, a l'aspect des moribonds. Le vent tanna sa peau. Ses membres se durcirent par le contact des armures; et comme il etait tres fort, courageux, temperant, avise, il obtint sans peine le commandement d'une compagnie.
Au debut des batailles, il enlevait ses soldats d'un grand geste de son epee. Avec une corde a n?uds, il grimpait aux murs des citadelles, la nuit, balance par l'ouragan, pendant que les flammeches du feu gregeois se collaient a sa cuirasse, et que la resine bouillante et le plomb fondu ruisselaient des creneaux. Souvent le heurt d'une pierre fracassa son bouclier. Des ponts trop charges d'hommes croulerent sous lui. En tournant une masse d'armes, il se debarrassa de quatorze cavaliers. Il defit, en champ clos, tous ceux qui se proposerent. Plus de vingt fois, on le crut mort.
Grace a la faveur divine, il en rechappa toujours; car il protegeait les gens d'Eglise, les orphelins, les veuves, et principalement les vieillards. Quand il en voyait un marchant devant lui, il criait pour connaitre sa figure, comme s'il avait eu peur de le tuer par meprise.
Des esclaves en fuite, des manants revoltes, des batards sans fortune, toutes sortes d'intrepides affluerent sous son drapeau, et il se composa une armee.
Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait.