Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan. Страница 25

La litterature de ce peuple est fort peu de chose et ne consiste que dans la connaissance de la morale, de l’histoire, de la poesie et des mathematiques; mais il faut avouer qu’ils excellent dans ces quatre genres.

La derniere de ces connaissances n’est appliquee par eux qu’a tout ce qui est utile; en sorte que la meilleure partie de notre mathematique serait parmi eux fort peu estimee. A l’egard des entites metaphysiques, des abstractions et des categories, il me fut impossible de les leur faire concevoir.

Dans ce pays, il n’est pas permis de dresser une loi en plus de mots qu’il n’y a de lettres dans leur alphabet, qui n’est compose que de vingt-deux lettres; il y a meme tres peu de lois qui s’etendent jusqu’a cette longueur. Elles sont toutes exprimees dans les termes les plus clairs et les plus simples, et ces peuples ne sont ni assez vifs ni assez ingenieux pour y trouver plusieurs sens; c’est d’ailleurs un crime capital d’ecrire un commentaire sur aucune loi.

Ils possedent de temps immemorial l’art d’imprimer, aussi bien que les Chinois; mais leurs bibliotheques ne sont pas grandes; celle du roi, qui est la plus nombreuse, n’est composee que de mille volumes ranges dans une galerie de douze cents pieds de longueur, ou j’eus la liberte de lire tous les livres qu’il me plut. Le livre que j’eus d’abord envie de lire fut mis sur une table sur laquelle on me placa: alors, tournant mon visage vers le livre, je commencai par le haut de la page; je me promenai dessus le livre meme, a droite et a gauche, environ huit ou dix pas, selon la longueur des lignes, et je reculai a mesure que j’avancais dans la lecture des pages. Je commencai a lire l’autre page de la meme facon, apres quoi je tournai le feuillet, ce que je pus difficilement faire avec mes deux mains, car il etait aussi epais et aussi raide qu’un gros carton.

Leur style est clair, male et doux, mais nullement fleuri, parce qu’on ne sait parmi eux ce que c’est de multiplier les mots inutiles et de varier les expressions. Je parcourus plusieurs de leurs livres, surtout ceux qui concernaient l’histoire et la morale; entre autres, je lus avec plaisir un vieux petit traite qui etait dans la chambre de Glumdalclitch. Ce livre etait intitule: Traite de la faiblesse du genre humain, et n’etait estime que des femmes et du petit peuple. Cependant je fus curieux de voir ce qu’un auteur de ce pays pouvait dire sur un pareil sujet. Cet ecrivain faisait voir tres au long combien l’homme est peu en etat de se mettre a couvert des injures de l’air ou de la fureur des betes sauvages; combien il etait surpasse par d’autres animaux, soit dans la force, soit dans la vitesse, soit dans la prevoyance, soit dans l’industrie. Il montrait que la nature avait degenere dans ces derniers siecles, et qu’elle etait sur son declin.

Il enseignait que les lois memes de la nature exigeaient absolument que nous eussions ete au commencement d’une taille plus grande et d’une complexion plus vigoureuse, pour n’etre point sujets a une soudaine destruction par l’accident d’une tuile tombant de dessus une maison, ou d’une pierre jetee de la main d’un enfant, ni a etre noyes dans un ruisseau. De ces raisonnements l’auteur tirait plusieurs applications utiles a la conduite de la vie. Pour moi, je ne pouvais m’empecher de faire des reflexions morales sur cette morale meme, et sur le penchant universel qu’ont tous les hommes a se plaindre de la nature et a exagerer ses defauts. Ces geants se trouvaient petits et faibles. Que sommes-nous donc, nous autres Europeens? Ce meme auteur disait que l’homme n’etait qu’un ver de terre et qu’un atome, et que sa petitesse devait sans cesse l’humilier. Helas! que suis-je, me disais-je, moi qui suis au-dessous de rien en comparaison de ces hommes qu’on dit etre si petits et si peu de chose?

Dans ce meme livre, on faisait voir la vanite du titre d’altesse et de grandeur, et combien il etait ridicule qu’un homme qui avait au plus cent cinquante pieds de hauteur osat se dire haut et grand. Que penseraient les princes et les grands seigneurs d’Europe, disais-je alors, s’ils lisaient ce livre, eux qui, avec cinq pieds et quelques pouces, pretendent sans facon qu’on leur donne de l’altesse et de la grandeur? Mais pourquoi n’ont-ils pas aussi exige les titres de grosseur, de largeur, d’epaisseur? Au moins auraient-ils pu inventer un terme general pour comprendre toutes ces dimensions, et se faire appeler votre etendue. On me repondra peut-etre que ces mots altesse et grandeur se rapportent a l’ame et non au corps; mais si cela est, pourquoi ne pas prendre des titres plus marques et plus determines a un sens spirituel? pourquoi ne pas se faire appeler votre sagesse, votre penetration, votre prevoyance, votre liberalite, votre bonte, votre bon sens, votre bel esprit? Il faut avouer que, comme ces titres auraient ete tres beaux et tres honorables, ils auraient aussi seme beaucoup d’amenite dans les compliments des inferieurs, rien n’etant plus divertissant qu’un discours plein de contreverites.

La medecine, la chirurgie, la pharmacie, sont tres cultivees en ce pays-la. J’entrai un jour dans un vaste edifice, que je pensai prendre pour un arsenal plein de boulets et de canons: c’etait la boutique d’un apothicaire; ces boulets etaient des pilules, et ces canons des seringues. En comparaison, nos plus gros canons sont en verite de petites couleuvrines.

A l’egard de leur milice, on dit que l’armee du roi est composee de cent soixante-seize mille hommes de pied et de trente-deux mille de cavalerie, si neanmoins on peut donner ce nom a une armee qui n’est composee que de marchands et de laboureurs dont les commandants ne sont que les pairs et la noblesse, sans aucune paye ou recompense. Ils sont, a la verite, assez parfaits dans leurs exercices et ont une discipline tres bonne, ce qui n’est pas etonnant, puisque chaque laboureur est commande par son propre seigneur, et chaque bourgeois par les principaux de sa propre ville, elus a la facon de Venise.

Je fus curieux de savoir pourquoi ce prince, dont les Etats sont inaccessibles, s’avisait de faire apprendre a son peuple la pratique de la discipline militaire; mais j’en fus bientot instruit, soit par les entretiens que j’eus sur ce sujet, soit par la lecture de leurs histoires; car, pendant plusieurs siecles, ils ont ete affliges de la maladie a laquelle tant d’autres gouvernements sont sujets, la pairie et la noblesse disputant souvent pour le pouvoir, le peuple pour la liberte, et le roi pour la domination arbitraire. Ces choses, quoique sagement temperees par les lois du royaume, ont quelquefois occasionne des partis, allume des passions et cause des guerres civiles, dont la derniere fut heureusement terminee par l’aieul du prince regnant, et la milice, alors etablie dans le royaume, a toujours subsiste depuis pour prevenir de nouveaux desordres.