Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan. Страница 29

Nous mimes a la voile le 5 d’aout 1708, et arrivames au fort Saint-Georges le 1er avril 1709, ou nous restames trois semaines pour rafraichir notre equipage, dont la plus grande partie etait malade. De la nous allames vers le Tonkin, ou notre capitaine resolut de s’arreter quelque temps, parce que la plus grande partie des marchandises qu’il avait envie d’acheter ne pouvait lui etre livree que dans plusieurs mois. Pour se dedommager un peu des frais de ce retardement, il acheta une barque chargee de differentes sortes de marchandises, dont les Tonkinois font un commerce ordinaire avec les iles voisines; et mettant sur ce petit navire quarante hommes, dont trois du pays, il m’en fit capitaine et me donna en pouvoir pour deux mois, tandis qu’il ferait ses affaires au Tonkin.

Il n’y avait pas trois jours que nous etions en mer qu’une grande tempete s’etant elevee, nous fumes pousses pendant cinq jours vers le nord-est, et ensuite a l’est. Le temps devint un peu plus calme, mais le vent d’ouest soufflait toujours assez fort.

Le dixieme jour, deux pirates nous donnerent la chasse et bientot nous prirent, car mon navire etait si charge qu’il allait tres lentement et qu’il nous fut impossible de faire la man?uvre necessaire pour nous defendre.

Les deux pirates vinrent a l’abordage et entrerent dans notre navire a la tete de leurs gens; mais, nous trouvant tous couches sur le ventre, comme je l’avais ordonne, ils se contenterent de nous lier, et, nous ayant donne des gardes, ils se mirent a visiter la barque.

Je remarquai parmi eux un Hollandais qui paraissait avoir quelque autorite, quoiqu’il n’eut pas de commandement. Il connut a nos manieres que nous etions Anglais, et, nous parlant en sa langue, il nous dit qu’on allait nous lier tous dos a dos et nous jeter dans la mer. Comme je parlais assez bien hollandais, je lui declarai qui nous etions et le conjurai, en consideration du nom commun de chretiens et de chretiens reformes, de voisins, d’allies, d’interceder pour nous aupres du capitaine. Mes paroles ne firent que l’irriter: il redoubla ses menaces, et, s’etant tourne vers ses compagnons, il leur parla en langue japonaise, repetant souvent le nom de christianos.

Le plus gros vaisseau de ces pirates etait commande par un capitaine japonais qui parlait un peu hollandais: il vint a moi, et, apres m’avoir fait diverses questions, auxquelles je repondis tres humblement, il m’assura qu’on ne nous oterait point la vie. Je lui fis une tres profonde reverence, et me tournant alors vers le Hollandais, je lui dis que j’etais bien fache de trouver plus d’humanite dans un idolatre que dans un chretien; mais j’eus bientot lieu de me repentir de ces paroles inconsiderees, car ce miserable reprouve, ayant tache en vain de persuader aux deux capitaines de me jeter dans la mer (ce qu’on ne voulut pas lui accorder a cause de la parole qui m’avait ete donnee), obtint que je serais encore plus rigoureusement traite que si on m’eut fait mourir. On avait partage mes gens dans les deux vaisseaux et dans la barque; pour moi, on resolut de m’abandonner a mon sort dans un petit canot, avec des avirons, une voile et des provisions pour quatre jours. Le capitaine japonais les augmenta du double, et tira de ses propres vivres cette charitable augmentation; il ne voulut pas meme qu’on me fouillat. Je descendis donc dans le canot pendant que mon Hollandais brutal m’accablait, de dessus le pont, de toutes les injures et imprecations que son langage lui pouvait fournir.

Environ une heure avant que nous eussions vu les deux pirates, j’avais pris hauteur et avais trouve que nous etions a quarante-six degres de latitude et a cent quatre-vingt-trois de longitude. Lorsque je fus un peu eloigne, je decouvris avec une lunette differentes iles au sud-ouest. Alors je haussai ma voile, le vent etant bon, dans le dessein d’aborder a la plus prochaine de ces iles, ce que j’eus bien de la peine a faire en trois heures. Cette ile n’etait qu’un rocher, ou je trouvai beaucoup d’?ufs d’oiseaux; alors, battant le briquet, je mis le feu a quelques bruyeres et a quelques joncs marins pour pouvoir cuire ces ?ufs, qui furent ce soir-la toute ma nourriture, ayant resolu d’epargner mes provisions autant que je le pourrais. Je passai la nuit sur cette roche, ou ayant etendu des bruyeres sous moi, je dormis assez bien.

Le jour suivant, je fis voile vers une autre ile, et de la a une troisieme et a une quatrieme, me servant quelquefois de mes rames; mais, pour ne point ennuyer le lecteur, je lui dirai seulement qu’au bout de cinq jours j’atteignis la derniere ile que j’avais vue, qui etait au sud-ouest de la premiere.

Cette ile etait plus eloignee que je ne croyais, et je ne pus y arriver qu’en cinq heures. J’en fis presque tout le tour avant que de trouver un endroit pour pouvoir y aborder. Ayant pris terre a une petite baie qui etait trois fois large comme mon canot, je trouvai que toute l’ile n’etait qu’un rocher, avec quelques espaces ou il croissait du gazon et des herbes tres odoriferantes. Je pris mes petites provisions, et, apres m’etre un peu rafraichi, je mis le reste dans une des grottes dont il y avait un grand nombre. Je ramassai plusieurs ?ufs sur le rocher et arrachai une quantite de joncs marins et d’herbes seches, afin de les allumer le lendemain pour cuire mes ?ufs, car j’avais sur moi mon fusil, ma meche, avec un verre ardent. Je passai toute la nuit dans la cave ou j’avais mis mes provisions; mon lit etait ces memes herbes seches destinees au feu. Je dormis peu, car j’etais encore plus inquiet que las.

Je considerais qu’il etait impossible de ne pas mourir dans un lieu si miserable. Je me trouvai si abattu de ces reflexions, que je n’eus pas le courage de me lever, et, avant que j’eusse assez de force pour sortir de ma cave, le jour etait deja fort grand: le temps etait beau et le soleil si ardent que j’etais oblige de detourner mon visage.

Mais voici tout a coup que le temps s’obscurcit, d’une maniere pourtant tres differente de ce qui arrive par l’interposition d’un nuage. Je me tournai vers le soleil et je vis un grand corps opaque et mobile entre lui et moi, qui semblait aller ca et la. Ce corps suspendu, qui me paraissait a deux milles de hauteur, me cacha le soleil environ six ou sept minutes; mais je ne pus pas bien l’observer a cause de l’obscurite. Quand ce corps fut venu plus pres de l’endroit ou j’etais, il me parut etre d’une substance solide, dont la base etait plate, unie et luisante par la reverberation de la mer. Je m’arretai sur une hauteur, a deux cents pas environ du rivage, et je vis ce meme corps descendre et approcher de moi environ a un mille de distance. Je pris alors mon telescope, et je decouvris un grand nombre de personnes en mouvement, qui me regarderent et se regarderent les unes les autres.

L’amour naturel de la vie me fit naitre quelques sentiments de joie et d’esperance que cette aventure pourrait m’aider a me delivrer de l’etat facheux ou j’etais; mais, en meme temps, le lecteur ne peut s’imaginer mon etonnement de voir une espece d’ile en l’air, habitee par des hommes qui avaient l’art et le pouvoir de la hausser, de l’abaisser et de la faire marcher a leur gre; mais, n’etant pas alors en humeur de philosopher sur un si etrange phenomene, je me contentai d’observer de quel cote l’ile tournerait, car elle me parut alors arretee un peu de temps. Cependant elle s’approcha de mon cote, et j’y pus decouvrir plusieurs grandes terrasses et des escaliers d’intervalle en intervalle pour communiquer des unes aux autres.