Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan. Страница 39

Celui a qui j’adressai la parole, me regardant alors avec un sourire qui marquait que mon ignorance lui faisait pitie, me repondit qu’il etait ravi que je voulusse bien rester dans le pays, et me demanda la permission d’expliquer a la compagnie ce que je venais de lui dire; il le fit, et pendant quelque temps ils s’entretinrent ensemble dans leur langage, que je n’entendais point; je ne pus meme lire ni dans leurs gestes ni dans leurs yeux l’impression que mon discours avait faite sur leurs esprits. Enfin, la meme personne qui m’avait parle jusque-la me dit poliment que ses amis etaient charmes de mes reflexions judicieuses sur le bonheur et les avantages de l’immortalite; mais qu’ils souhaitaient savoir quel systeme de vie je me ferais, et quelles seraient mes occupations et mes vues si la nature m’avait fait naitre struldbrugg.

A cette question interessante je repartis que j’allais les satisfaire sur-le-champ avec plaisir, que les suppositions et les idees me coutaient peu, et que j’etais accoutume a m’imaginer ce que j’aurais fait si j’eusse ete roi, general d’armee ou ministre d’Etat; que, par rapport a l’immortalite, j’avais aussi quelquefois medite sur la conduite que je tiendrais si j’avais a vivre eternellement, et que, puisqu’on le voulait, j’allais sur cela donner l’essor a mon imagination.

Je dis donc que, si j’avais eu l’avantage de naitre struldbrugg, aussitot que j’aurais pu connaitre mon bonheur et savoir la difference qu’il y a entre la vie et la mort, j’aurais d’abord mis tout en ?uvre pour devenir riche, et qu’a force d’etre intrigant, souple et rampant, j’aurais pu esperer me voir un peu a mon aise au bout de deux cents ans; qu’en second lieu, je me fusse applique si serieusement a l’etude des mes premieres annees, que j’aurais pu me flatter de devenir un jour le plus savant homme de l’univers; que j’aurais remarque avec soin tous les grands evenements; que j’aurais observe avec attention tous les princes et tous les ministres d’Etat qui se succedent les uns aux autres, et aurais eu le plaisir de comparer tous leurs caracteres et de faire sur ce sujet les plus belles reflexions du monde; que j’aurais trace un memoire fidele et exact de toutes les revolutions de la mode et du langage, et des changements arrives aux coutumes, aux lois, aux m?urs, aux plaisirs meme; que, par cette etude et ces observations, je serais devenu a la fin un magasin d’antiquites, un registre vivant, un tresor de connaissances, un dictionnaire parlant, l’oracle perpetuel de mes compatriotes et de tous mes contemporains.

«Dans cet etat, je ne me marierais point, ajoutai-je, et je menerais une vie de garcon gaiement, librement, mais avec economie, afin qu’en vivant toujours j’eusse toujours de quoi vivre. Je m’occuperais a former l’esprit de quelques jeunes gens en leur faisant part de mes lumieres et de ma longue experience. Mes vrais amis, mes compagnons, mes confidents, seraient mes illustres confreres les struldbruggs, dont je choisirais une douzaine parmi les plus anciens, pour me lier plus etroitement avec eux. Je ne laisserais pas de frequenter aussi quelques mortels de merite, que je m’accoutumerais a voir mourir sans chagrin et sans regret, leur posterite me consolant de leur mort; ce pourrait meme etre pour moi un spectacle assez agreable, de meme qu’un fleuriste prend plaisir a voir les tulipes et les ?illets de son jardin naitre, mourir et renaitre. Nous nous communiquerions mutuellement, entre nous autres struldbruggs, toutes les remarques et observations que nous aurions faites sur la cause et le progres de la corruption du genre humain. Nous en composerions un beau traite de morale, plein de lecons utiles et capables d’empecher la nature humaine de degenerer, comme elle fait de jour en jour, et comme on le lui reproche depuis deux mille ans. Quel spectacle, noble et ravissant que de voir de ses propres yeux les decadences et les revolutions des empires, la face de la terre renouvelee, les villes superbes transformees en viles bourgades, ou tristement ensevelies sous leurs ruines honteuses; les villages obscurs devenus le sejour des rois et de leurs courtisans; les fleuves celebres changes en petits ruisseaux; l’Ocean baignant d’autres rivages; de nouvelles contrees decouvertes; un monde inconnu sortant, pour ainsi dire, du chaos; la barbarie et l’ignorance repandues sur les nations les plus polies et les plus eclairees; l’imagination eteignant le jugement, le jugement glacant l’imagination; le gout des systemes, des paradoxes, de l’enflure, des pointes et des antitheses etouffant la raison et le bon gout; la verite opprimee dans un temps et triomphant dans l’autre; les persecutes devenus persecuteurs, et les persecuteurs persecutes a leur tour; les superbes abaisses et les humbles eleves; des esclaves, des affranchis, des mercenaires, parvenus a une fortune immense et a une richesse enorme par le maniement des deniers publics, par les malheurs, par la faim, par la soif, par la nudite, par le sang des peuples; enfin, la posterite de ces brigands publics rentree dans le neant, d’ou l’injustice et la rapine l’avaient tiree! Comme, dans cet etat d’immortalite, l’idee de la mort ne serait jamais presente a mon esprit pour me troubler ou pour ralentir mes desirs, je m’abandonnerais a tous les plaisirs sensibles dont la nature et la raison me permettraient l’usage. Les sciences seraient neanmoins toujours mon premier et mon plus cher objet, et je m’imagine qu’a force de mediter, je trouverais a la fin la quadrature du cercle, le mouvement perpetuel, la pierre philosophale et le remede universel; qu’en un mot, je porterais toutes les sciences et tous les arts a leur derniere perfection.»

Lorsque j’eus uni mon discours, celui qui seul l’avait entendu se tourna vers la compagnie et lui en fit le precis dans le langage du pays; apres quoi ils se mirent a raisonner ensemble un peu de temps, sans pourtant temoigner, au moins par leurs gestes et attitudes, aucun mepris pour ce que je venais de dire. A la fin, cette meme personne qui avait resume mon discours fut priee par la compagnie d’avoir la charite de me dessiller les yeux et de me decouvrir mes erreurs.

Il me dit d’abord que je n’etais pas le seul etranger qui regardat avec etonnement et avec envie l’etat des struldbruggs ; qu’il avait trouve chez les Balnibarbes et chez les Japonais a peu pres les memes dispositions; que le desir de vivre etait naturel a l’homme; que celui qui avait un pied dans le tombeau s’efforcait de se tenir ferme sur l’autre; que le vieillard le plus courbe se representait toujours un lendemain et un avenir, et n’envisageait la mort que comme un mal eloigne et a fuir; mais que dans l’ile de Luggnagg on pensait bien autrement, et que l’exemple familier et la vue continuelle des struldbruggs avaient preserve les habitants de cet amour insense de la vie.

«Le systeme de conduite, continua-t-il, que vous vous proposez dans la supposition de votre etre immortel, et que vous nous avez trace tout a l’heure, est ridicule et tout a fait contraire a la raison. Vous avez suppose sans doute que, dans cet etat, vous jouiriez d’une jeunesse perpetuelle, d’une vigueur et d’une sante sans aucune alteration; mais est-ce la de quoi il s’agissait lorsque nous vous avons demande ce que vous feriez si vous deviez toujours vivre? Avons-nous suppose que vous ne vieilliriez point, et que votre pretendue immortalite serait un printemps eternel?»

Apres cela, il me fit le portrait des struldbruggs, et me dit qu’ils ressemblaient aux mortels et vivaient comme eux jusqu’a l’age de trente ans; qu’apres cet age, ils tombaient peu a peu dans une humeur noire, qui augmentait toujours jusqu’a ce qu’ils eussent atteint l’age de quatre-vingts ans; qu’alors ils n’etaient pas seulement sujets a toutes les infirmites, a toutes les miseres et a toutes les faiblesses des vieillards de cet age, mais que l’idee affligeante de l’eternelle duree de leur miserable caducite les tourmentait a un point que rien ne pouvait les consoler: qu’ils n’etaient pas seulement, comme les autres vieillards, entetes, bourrus, avares, chagrins, babillards, mais qu’ils n’aimaient qu’eux-memes, qu’ils renoncaient aux douceurs de l’amitie, qu’ils n’avaient plus meme de tendresse pour leurs enfants, et qu’au dela de la troisieme generation ils ne reconnaissaient plus leur posterite; que l’envie et la jalousie les devoraient sans cesse; que la vue des plaisirs sensibles dont jouissent les jeunes mortels, leurs amusements, leurs amours, leurs exercices, les faisaient en quelque sorte mourir a chaque instant; que tout, jusqu’a la mort meme des vieillards qui payaient le tribut a la nature, excitait leur envie et les plongeait dans le desespoir; que, pour cette raison, toutes les fois qu’ils voyaient faire des funerailles, ils maudissaient leur sort et se plaignaient amerement de la nature, qui leur avait refuse la douceur de mourir, de finir leur course ennuyeuse et d’entrer dans un repos eternel; qu’ils n’etaient plus alors en etat de cultiver leur esprit et d’orner leur memoire; qu’ils se ressouvenaient tout au plus de ce qu’ils avaient vu et appris dans leur jeunesse et dans leur age moyen; que les moins miserables et les moins a plaindre etaient ceux qui radotaient, qui avaient tout a fait perdu la memoire et etaient reduits a l’etat de l’enfance; qu’au moins on prenait alors pitie de leur triste situation et qu’on leur donnait tous les secours dont ils avaient besoin.