Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan. Страница 45
Plusieurs chevaux et cavales de distinction vinrent alors rendre visite a mon maitre, excites par la curiosite de voir un yahou surprenant, qui, a ce qu’on leur avait dit, parlait comme un Houyhnhnm, et faisait reluire dans ses manieres des etincelles de raison. Ils prenaient plaisir a me faire des questions a ma portee, auxquelles je repondais comme je pouvais. Tout cela contribuait a me fortifier dans l’usage de la langue, en sorte qu’au bout de cinq mois j’entendais tout ce qu’on me disait et m’exprimais assez bien sur la plupart des choses.
Quelques Houyhnhnms, qui venaient a la maison pour me voir et me parler, avaient de la peine a croire que je fusse un vrai yahou, parce que, disaient-ils, j’avais une peau fort differente de ces animaux; ils ne me voyaient, ajoutaient-ils, une peau a peu pres semblable a celle des yahous que sur le visage et sur les pattes de devant, mais sans poil. Mon maitre savait bien ce qui en etait, car une chose qui etait arrivee environ quinze jours auparavant m’avait oblige de lui decouvrir ce mystere, que je lui avais toujours cache jusqu’alors, de peur qu’il ne me prit pour un vrai yahou et qu’il ne me mit dans leur compagnie.
J’ai deja dit au lecteur que tous les soirs, quand toute la maison etait couchee, ma coutume etait de me deshabiller et de me couvrir de mes habits. Un jour, mon maitre m’envoya de grand matin son laquais le bidet alezan. Lorsqu’il entra dans ma chambre, je dormais profondement; mes habits etaient tombes, et mes jambes etaient nues. Je me reveillai au bruit qu’il fit, et je remarquai qu’il s’acquittait de sa commission d’un air inquiet et embarrasse. Il s’en retourna aussitot vers son maitre et lui raconta confusement ce qu’il avait vu. Lorsque je fus leve, j’allai souhaiter le bonjour a Son Honneur (c’est le terme dont on se sert parmi les Houyhnhnms, comme nous nous servons de ceux d’altesse, de grandeur et de reverence). Il me dit d’abord ce que son laquais lui avait raconte le matin; que je n’etais pas le meme endormi qu’eveille, et que, lorsque j’etais couche, j’avais une autre peau que debout.
J’avais jusque-la cache ce secret, comme j’ai dit, pour n’etre point confondu avec la maudite et infame race des yahous; mais, helas! il fallut alors me decouvrir malgre moi. D’ailleurs, mes habits et mes souliers commencaient a s’user; et, comme il m’aurait fallu bientot les remplacer par la peau d’un yahou ou de quelque autre animal, je prevoyais que mon secret ne serait pas encore longtemps cache. Je dis a mon maitre que, dans le pays d’ou je venais, ceux de mon espece avaient coutume de se couvrir le corps du poil de certains animaux, prepare avec art, soit pour l’honnetete et la bienseance, soit pour se defendre contre la rigueur des saisons; que, pour ce qui me regardait, j’etais pret a lui faire voir clairement ce que je venais de lui dire; que je m’allais depouiller, et ne lui cacherais seulement que ce que la nature nous defend de faire voir. Mon discours parut l’etonner; il ne pouvait surtout concevoir que la nature nous obligeat a cacher ce qu’elle nous avait donne. «La nature, disait-il, nous a-t-elle fait des presents honteux, furtifs et criminels? Pour nous, ajouta-t-il, nous ne rougissons point de ses dons, et ne sommes point honteux de les exposer a la lumiere. Cependant, reprit-il, je ne veux point vous contraindre.»
Je me deshabillai donc honnetement, pour satisfaire la curiosite de Son Honneur, qui donna de grands signes d’admiration en voyant la configuration de toutes les parties honnetes de mon corps. Il leva tous mes vetements les uns apres les autres, les prenant entre son sabot et son paturon, et les examina attentivement; il me flatta, me caressa, et tourna plusieurs fois autour de moi; apres quoi, il me dit gravement qu’il etait clair que j’etais un vrai yahou, et que je ne differais de tous ceux de mon espece qu’en ce que j’avais la chair moins dure et plus blanche, avec une peau plus douce; qu’en ce que je n’avais point de poil sur la plus grande partie de mon corps; que j’avais les griffes plus courtes et un peu autrement configurees, et que j’affectais de ne marcher que sur mes pieds de derriere. Il n’en voulut pas voir davantage, et me laissa m’habiller, ce qui me fit plaisir, car je commencais a avoir froid.
Je temoignai a Son Honneur combien il me mortifiait de me donner serieusement le nom d’un animal infame et odieux. Je le conjurai de vouloir bien m’epargner une denomination si ignominieuse et de recommander la meme chose a sa famille, a ses domestiques et a tous ses amis; mais ce fut en vain. Je le priai en meme temps de vouloir bien ne faire part a personne du secret que je lui avais decouvert touchant mon vetement, au moins tant que je n’aurais pas besoin d’en changer, et que, pour ce qui regardait le laquais alezan, Son Honneur pouvait lui ordonner de ne point parler de ce qu’il avait vu.
Il me promit le secret, et la chose fut toujours tenue cachee, jusqu’a ce que mes habits fussent uses et qu’il me fallut chercher de quoi me vetir, comme je le dirai dans la suite. Il m’exhorta en meme temps a me perfectionner encore dans la langue, parce qu’il etait beaucoup plus frappe de me voir parler et raisonner que de me voir blanc et sans poil, et qu’il avait une envie extreme d’apprendre de moi ces choses admirables que je lui avais promis de lui expliquer. Depuis ce temps-la, il prit encore plus de soin de m’instruire. Il me menait avec lui dans toutes les compagnies, et me faisait partout traiter honnetement et avec beaucoup d’egards, afin de me mettre de bonne humeur (comme il me le dit en particulier), et de me rendre plus agreable et plus divertissant.
Tous les jours, lorsque j’etais avec lui, outre la peine qu’il prenait de m’enseigner la langue, il me faisait mille questions a mon sujet, auxquelles je repondais de mon mieux, ce qui lui avait donne deja quelques idees generales et imparfaites de ce que je lui devais dire en detail dans la suite. Il serait inutile d’expliquer ici comment je parvins enfin a pouvoir lier avec lui une conversation longue et serieuse; je dirai seulement que le premier entretien suivi que j’eus fut tel qu’on va voir.
Je dis a Son Honneur que je venais d’un pays tres eloigne, comme j’avais deja essaye de lui faire entendre, accompagne d’environ cinquante de mes semblables; que, dans un vaisseau, c’est-a-dire dans un batiment forme avec des planches, nous avions traverse les mers. Je lui decrivis la forme de ce vaisseau le mieux qu’il me fut possible, et, ayant deploye mon mouchoir, je lui fis comprendre comment le vent qui enflait les voiles nous faisait avancer. Je lui dis qu’a l’occasion d’une querelle qui s’etait elevee parmi nous, j’avais ete expose sur le rivage de l’ile ou j’etais actuellement; que j’avais ete d’abord fort embarrasse, ne sachant ou j’etais, jusqu’a ce que Son Honneur eut eu la bonte de me delivrer de la persecution des vilains yahous. Il me demanda alors qui avait forme ce vaisseau, et comment il se pouvait que les Houyhnhnms de mon pays en eussent donne la conduite a des animaux bruts? Je repondis qu’il m’etait impossible de repondre a sa question et de continuer mon discours, s’il ne me donnait sa parole et s’il ne me promettait sur son honneur et sur sa conscience de ne point s’offenser de tout ce que je lui dirais; qu’a cette condition seule je poursuivrais mon discours et lui exposerais avec sincerite les choses merveilleuses que je lui avais promis de lui raconter.
Il m’assura positivement qu’il ne s’offenserait de rien. Alors, je lui dis que le vaisseau avait ete construit par des creatures qui etaient semblables a moi, et qui, dans mon pays et dans toutes les parties du monde ou j’avais voyage, etaient les seuls animaux maitres, dominants et raisonnables; qu’a mon arrivee en ce pays, j’avais ete extremement surpris de voir les Houyhnhnms agir comme des creatures douees de raison, de meme que lui et tous ses amis etaient fort etonnes de trouver des signes de cette raison dans une creature qu’il leur avait plu d’appeler un yahou, et qui ressemblait, a la verite, a ces vils animaux par sa figure exterieure, mais non par les qualites de son ame. J’ajoutai que, si jamais le Ciel permettait que je retournasse dans mon pays, et que j’y publiasse la relation de mes voyages, et particulierement celle de mon sejour chez les Houyhnhnms, tout le monde croirait que je dirais la chose qui n’est point, et que ce serait une histoire fabuleuse et impertinente que j’aurais inventee; enfin que, malgre tout le respect que j’avais pour lui, pour toute son honorable famille et pour tous ses amis, j’osais assurer qu’on ne croirait jamais dans mon pays qu’un Houyhnhnm fut un animal raisonnable, et qu’un yahou ne fut qu’une bete.