Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan. Страница 54
J’avouerai ici ingenument que le peu de lumieres et de philosophie que j’ai aujourd’hui, je l’ai puise dans les sages lecons de ce cher maitre et dans les entretiens de tous ses judicieux amis, entretiens preferables aux doctes conferences des academies d’Angleterre, de France, d’Allemagne et d’Italie. J’avais pour tous ces illustres personnages une inclination melee de respect et de crainte, et j’etais penetre de reconnaissance pour la bonte qu’ils avaient de vouloir bien ne me point confondre avec leurs yahous, et de me croire peut-etre moins imparfait que ceux de mon pays.
Lorsque je me rappelais le souvenir de ma famille, de mes amis, de mes compatriotes et de toute la race humaine en general, je me les representais tous comme de vrais yahous pour la figure et pour le caractere, seulement un peu plus civilises, avec le don de la parole et un petit grain de raison. Quand je considerais ma figure dans l’eau pure d’un clair ruisseau, je detournais le visage sur-le-champ, ne pouvant soutenir la vue d’un animal qui me paraissait aussi difforme qu’un yahou. Mes yeux accoutumes a la noble figure des Houyhnhnms, ne trouvaient de beaute animale que dans eux. A force de les regarder et de leur parler, j’avais pris un peu de leurs manieres, de leurs gestes, de leur maintien, de leur demarche, et, aujourd’hui que je suis en Angleterre, mes amis me disent quelquefois que je trotte comme un cheval. Quand je parle et que je ris, il me semble que je hennis. Je me vois tous les jours raille sur cela sans en ressentir la moindre peine.
Dans cet etat heureux, tandis que je goutais les douceurs d’un parfait repos, que je me croyais tranquille pour tout le reste de ma vie, et que ma situation etait la plus agreable et la plus digne d’envie, un jour, mon maitre m’envoya chercher de meilleur matin qu’a l’ordinaire. Quand je me fus rendu aupres de lui, je le trouvai tres serieux, ayant un air inquiet et embarrasse, voulant me parler et ne pouvant ouvrir la bouche. Apres avoir garde quelque temps un morne silence, il me tint ce discours:
«Je ne sais comment vous allez prendre, mon cher fils, ce que je vais vous dire. Vous saurez que, dans la derniere assemblee du parlement, a l’occasion de l’affaire des yahous qui a ete mise sur le bureau, un depute a represente a l’assemblee qu’il etait indigne et honteux que j’eusse chez moi un yahou que je traitais comme un Houyhnhnm; qu’il m’avait vu converser avec lui et prendre plaisir a son entretien comme, a celui d’un de mes semblables; que c’etait un procede contraire a la raison et a la nature, et qu’on n’avait jamais oui parler de chose pareille. Sur cela l’assemblee m’a exhorte a faire de deux choses l’une: ou a vous releguer parmi les autres yahous ou a vous renvoyer dans le pays d’ou vous etes venu. La plupart des membres qui vous connaissent et qui vous ont vu chez moi ou chez eux ont rejete l’alternative, et ont soutenu qu’il serait injuste et contraire a la bienseance de vous mettre au rang des yahous de ce pays, vu que tous avez un commencement de raison et qu’il serait meme a craindre que vous ne leur en communiquassiez, ce qui les rendrait peut-etre plus mechants encore; que, d’ailleurs, etant mele avec les yahous, vous pourriez cabaler avec eux, les soulever, les conduire tous dans une foret ou sur le sommet d’une montagne, ensuite vous mettre a leur tete et venir fondre sur tous les Houyhnhnms pour les dechirer et les detruire. Cet avis a ete suivi a la pluralite des voix, et j’ai ete exhorte a vous renvoyer incessamment. Or, on me presse aujourd’hui d’executer ce resultat, et je ne puis plus differer. Je vous conseille donc de vous mettre a la nage ou bien de construire un petit batiment semblable a celui qui vous a apporte dans ces lieux, et dont vous m’avez fait la description, et de vous en retourner par mer comme vous etes venu. Tous les domestiques de cette maison et ceux meme de mes voisins vous aideront dans cet ouvrage. S’il n’eut tenu qu’a moi, je vous aurais garde toute votre vie a mon service, parce que vous avez d’assez bonnes inclinations, que vous vous etes corrige de plusieurs de vos defauts et de vos mauvaises habitudes, et que vous avez fait tout votre possible pour vous conformer, autant que votre malheureuse nature en est capable, a celle des Houyhnhnms.»
(Je remarquerai, en passant, que les decrets de l’assemblee generale de la nation des Houyhnhnms s’expriment toujours par le mot de hnhloayn, qui signifie exhortation. Ils ne peuvent concevoir qu’on puisse forcer et contraindre une creature raisonnable, comme si elle etait capable de desobeir a la raison.)
Ce discours me frappa comme un coup de foudre: je tombai en un instant dans l’abattement et dans le desespoir: et, ne pouvant resister a l’impression de douleur, je m’evanouis aux pieds de mon maitre, qui me crut mort. Quand j’eus un peu repris mes sens, je lui dis d’une voix faible et d’un air afflige que, quoique je ne puisse blamer l’exhortation de l’assemblee generale ni la sollicitation de tous ses amis, qui le pressaient de se defaire de moi, il me semblait neanmoins; selon mon faible jugement, qu’on aurait pu decerner contre moi une peine moins rigoureuse; qu’il m’etait impossible de me mettre a la nage, que je pourrais tout au plus nager une lieue, et que cependant la terre la plus proche etait peut-etre eloignee de cent lieues; qu’a l’egard de la construction d’une barque, je ne trouverais jamais dans le pays ce qui etait necessaire pour un pareil batiment; que neanmoins je voulais obeir, malgre l’impossibilite de faire ce qu’il me conseillait, et que je me regardais comme une creature condamnee a perir, que la vue de la mort ne m’effrayait point, et que je l’attendais comme le moindre des maux dont j’etais menace; qu’en supposant que je pusse traverser les mers et retourner dans mon pays par quelque aventure extraordinaire et inesperee, j’aurais alors le malheur de retrouver les yahous, d’etre oblige de passer le reste de ma vie avec eux et de retomber bientot dans toutes mes mauvaises habitudes; que je savais bien que les raisons qui avaient determine messieurs les Houyhnhnms etaient trop solides pour oser leur opposer celle d’un miserable yahou tel que moi; qu’ainsi j’acceptais l’offre obligeante qu’il me faisait du secours de ses domestiques pour m’aider a construire une barque; que je le priais seulement de vouloir bien m’accorder un espace de temps qui put suffire a un ouvrage aussi difficile, qui etait destine a la conservation de ma miserable vie; que, si je retournais jamais en Angleterre, je tacherais de me rendre utile a mes compatriotes en leur tracant le portrait et les vertus des illustres Houyhnhnms, et en les proposant pour exemple a tout le genre humain.
Son Honneur me repliqua en peu de mots, et me dit qu’il m’accordait deux mois pour la construction de ma barque, et, en meme temps, ordonna a l’alezan mon camarade (car il m’est permis de lui donner ce nom en Angleterre) de suivre mes instructions, parce que j’avais dit a mon maitre que lui seul me suffirait, et que je savais qu’il avait beaucoup d’affection pour moi.
La premiere chose que je fis fut d’aller avec lui vers cet endroit de la cote ou j’avais autrefois aborde. Je montai sur une hauteur, et jetant les yeux de tous cotes sur les vastes espaces de la mer, je crus voir vers le nord-est une petite ile. Avec mon telescope, je la vis clairement, et je supputai qu’elle pouvait etre eloignee de cinq lieues. Pour le bon alezan, il disait d’abord que c’etait un nuage. Comme il n’avait jamais vu d’autre terre que celle ou il etait ne, il n’avait pas le coup d’?il pour distinguer sur la mer des objets eloignes, comme moi, qui avais passe ma vie sur cet element. Ce fut a cette ile que je resolus d’abord de me rendre lorsque ma barque serait construite.