Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan. Страница 9

J’ai oublie de dire que les ambassadeurs m’avaient parle avec le secours d’un interprete. Les langues des deux empires sont tres differentes l’une de l’autre; chacune des deux nations vante l’antiquite, la beaute et la force de sa langue et meprise l’autre. Cependant l’empereur, fier de l’avantage qu’il avait remporte sur les Blefuscudiens par la prise de leur flotte, obligea les ambassadeurs a presenter leurs lettres de creance et a faire leur harangue dans la langue lilliputienne, et il faut avouer qu’a raison du trafic et du commerce qui est entre les deux royaumes, de la reception reciproque des exiles et de l’usage ou sont les Lilliputiens d’envoyer leur jeune noblesse dans le Blefuscu, afin de s’y polir et d’y apprendre les exercices, il y a tres peu de personnes de distinction dans l’empire de Lilliput, et encore moins de negociants ou de matelots dans les places maritimes qui ne parlent les deux langues.

J’eus alors occasion de rendre a Sa Majeste imperiale un service tres signale. Je fus un jour reveille, sur le minuit, par les cris d’une foule de peuple assemble a la porte de mon hotel; j’entendis le mot burgum repete plusieurs fois. Quelques-uns de la cour de l’empereur, s’ouvrant un passage a travers la foule, me prierent de venir incessamment au palais, ou l’appartement de l’imperatrice etait en feu par la faute d’une de ses dames d’honneur, qui s’etait endormie en lisant un poeme blefuscudien. Je me levai a l’instant et me transportai au palais avec assez de peine, sans neanmoins fouler personne aux pieds. Je trouvai qu’on avait deja applique des echelles aux murailles de l’appartement et qu’on etait bien fourni de seaux; mais l’eau etait assez eloignee. Ces seaux etaient environ de la grosseur d’un de a coudre, et le pauvre peuple en fournissait avec toute la diligence qu’il pouvait. L’incendie commencait a croitre, et un palais si magnifique aurait ete infailliblement reduit en cendres si, par une presence d’esprit peu ordinaire, je ne me fusse tout a coup avise d’un expedient. Le soir precedent, j’avais bu en grande abondance d’un vin blanc appele glimigrim, qui vient d’une province de Blefuscu et qui est tres diuretique. Je me mis donc a uriner en si grande abondance, et j’appliquai l’eau si a propos et si adroitement aux endroits convenables, qu’en trois minutes le feu fut tout a fait eteint, et que le reste de ce superbe edifice, qui avait coute des sommes immenses, fut preserve d’un fatal embrasement.

J’ignorais si l’empereur me saurait gre du service que je venais de lui rendre; car, par les lois fondamentales de l’empire, c’etait un crime capital et digne de mort de faire de l’eau dans l’etendue du palais imperial; mais je fus rassure lorsque j’appris que Sa Majeste avait donne ordre au grand juge de m’expedier des lettres de grace; mais on m’apprit que l’imperatrice, concevant la plus grande horreur de ce que je venais de faire, s’etait transportee au cote le plus eloigne de la cour, et qu’elle etait determinee a ne jamais loger dans des appartements que j’avais ose souiller par une action malhonnete et impudente.

Chapitre VI

Les m?urs des habitants de Lilliput, leur litterature, leurs lois, leurs coutumes et leur maniere d’elever les enfants.

Quoique j’aie le dessein de renvoyer la description de cet empire a un traite particulier, je crois cependant devoir en donner ici au lecteur quelque idee generale. Comme la taille ordinaire des gens du pays est un peu moins haute que de six pouces, il y a une proportion exacte dans tous les autres animaux, aussi bien que dans les plantes et dans les arbres. Par exemple, les chevaux et les b?ufs les plus hauts sont de quatre a cinq pouces, les moutons d’un pouce et demi, plus ou moins, leurs oies environ de la grosseur d’un moineau; en sorte que leurs insectes etaient presque invisibles pour moi; mais la nature a su ajuster les yeux des habitants de Lilliput a tous les objets qui leur sont proportionnes. Pour faire connaitre combien leur vue est percante a l’egard des objets qui sont proches, je dirai que je vis une fois avec plaisir un cuisinier habile plumant une alouette qui n’etait, pas si grosse qu’une mouche ordinaire, et une jeune fille enfilant une aiguille invisible avec de la soie pareillement invisible.

Ils ont des caracteres et des lettres; mais leur facon d’ecrire est remarquable, n’etant ni de la gauche a la droite, comme celle de l’Europe; ni de la droite a la gauche, comme celle des Arabes; ni de haut en bas, comme celle des Chinois; ni de bas en haut, comme celle des Cascaries; mais obliquement et d’un angle du papier a l’autre, comme celle des dames d’Angleterre.

Ils enterrent les morts la tete directement en bas, parce qu’ils s’imaginent que, dans onze mille lunes, tous les morts doivent ressusciter; qu’alors la terre, qu’ils croient plate, se tournera sens dessus dessous, et que, par ce moyen, au moment de leur resurrection, ils se trouveront tous debout sur leurs pieds. Les savants d’entre eux reconnaissent l’absurdite de cette opinion; mais l’usage subsiste, parce qu’il est ancien et fonde sur les idees du peuple.

Ils ont des lois et des coutumes tres singulieres, que j’entreprendrais peut-etre de justifier si elles n’etaient trop contraires a celles de ma chere patrie. La premiere dont je ferai mention regarde les delateurs. Tous les crimes contre l’Etat sont punis en ce pays-la avec une rigueur extreme; mais si l’accuse fait voir evidemment son innocence, l’accusateur est aussitot condamne a une mort ignominieuse, et tous ses biens confisques au profit de l’innocent. Si l’accusateur est un gueux, l’empereur, de ses propres deniers, dedommage l’accuse, suppose qu’il ait ete mis en prison ou qu’il ait ete maltraite le moins du monde.

On regarde la fraude comme un crime plus enorme que le vol; c’est pourquoi elle est toujours punie de mort; car on a pour principe que le soin et la vigilance, avec un esprit ordinaire, peuvent garantir les biens d’un homme contre les attentats des voleurs, mais que la probite n’a point de defense contre la fourberie et la mauvaise foi.

Quoique nous regardions les chatiments et les recompenses comme les grands pivots du gouvernement, je puis dire neanmoins que la maxime de punir et de recompenser n’est pas observee en Europe avec la meme sagesse que dans l’empire de Lilliput. Quiconque peut apporter des preuves suffisantes qu’il a observe exactement les lois de son pays pendant soixante-treize lunes, a droit de pretendre a certains privileges, selon sa naissance et son etat, avec une certaine somme d’argent tiree d’un fonds destine a cet usage; il gagne meme le titre de snilpall, ou de legitime, lequel est ajoute a son nom; mais ce titre ne passe pas a sa posterite. Ces peuples regardent comme un defaut prodigieux de politique parmi nous que toutes nos lois soient menacantes, et que l’infraction soit suivie de rigoureux chatiments, tandis que l’observation n’est suivie d’aucune recompense; c’est pour cette raison qu’ils representent la justice avec six yeux, deux devant, autant derriere, et un de chaque cote (pour representer la circonspection), tenant un sac plein d’or a sa main droite et une epee dans le fourreau a sa main gauche, pour faire voir qu’elle est plus disposee a recompenser qu’a punir.

Dans le choix qu’on fait des sujets pour remplir les emplois, on a plus d’egard a la probite qu’au grand genie. Comme le gouvernement est necessaire au genre humain, on croit que la Providence n’eut jamais dessein de faire de l’administration des affaires publiques une science difficile et mysterieuse, qui ne put etre possedee que par un petit nombre d’esprits rares et sublimes, tel qu’il en nait au plus deux ou trois dans un siecle; mais on juge que la verite, la justice, la temperance et les autres vertus sont a la portee de tout le monde, et que la pratique de ces vertus, accompagnee d’un peu d’experience et de bonne intention, rend quelque personne que ce soit propre au service de son pays, pour peu qu’elle ait de bon sens et de discernement.