Contes merveilleux, Tome I - Andersen Hans Christian. Страница 35
Mais ce n'etait pas le point essentiel; il fallait arriver a destination, et c'est ce qui eut lieu. On la deballa.» Dieu! quelles peines ils se sont donnees, entendit-elle dire autour d'elle, pour emmitoufler cette bouteille! Et pourtant elle sera certainement cassee!» Pas du tout, elle etait encore entiere. Et puis elle comprenait chaque mot qui se disait: c'etait de nouveau la langue qu'on avait parlee devant elle au four, chez le marchand de vin, dans le bois, sur le premier navire, la seule bonne vieille langue qu'elle connut. Elle etait donc de retour dans sa patrie. De joie elle faillit glisser des mains de celui qui la tenait; dans son emoi elle s'apercut a peine qu'on lui enlevait son bouchon et qu'on la vidait. Tout a coup lorsqu'elle reprit son sang-froid, elle se trouva au fond d'une cave. On l'y oublia pendant des annees.
Enfin le proprietaire demenagea, emportant toutes ses bouteilles, la notre aussi. Il avait fait fortune et alla habiter un palais. Un jour il donna une grande fete; dans les arbres du parc on suspendit, le soir, des lanternes de papier de couleur qui faisaient l'effet de tulipes enflammees; plus loin brillaient des guirlandes de lampions. La soiree etait superbe; les etoiles scintillaient; il y avait nouvelle lune; elle n'apparaissait que comme une boule grise a filet d'or et encore fallait-il de bons yeux pour la distinguer.
Dans les endroits ecartes on avait mis, les lampions venant a manquer, des bouteilles avec des chandelles; la bouteille que nous connaissons fut de ce nombre. Elle etait dans le ravissement; elle revoyait enfin la verdure, elle entendait des chants joyeux, de la musique, des bruits de fete. Elle ne se trouvait, il est vrai, que dans un coin; mais n'y etait-elle pas mieux qu'au milieu du tohu-bohu de la foule? Elle y pouvait mieux savourer son bonheur. Et, en effet, elle en etait si penetree, qu'elle oublia les vingt ans ou elle avait langui dans le grenier et tous ses autres deboires.
Elle vit passer pres d'elle un jeune couple de fiances; ils ne regardaient pas la fete; c'est a cela qu'on les reconnaissait. Ils rappelerent a la bouteille le jeune capitaine et la jolie fille du fourreur et toute la scene du bois.
Le parc avait ete ouvert a tout le monde; les curieux s'y pressaient pour admirer les splendeurs de la fete. Parmi eux marchait toute seule une vieille fille. Elle rencontra les deux fiances; cela la fit souvenir d'autres fiancailles; elle se rappela la meme scene du bois a laquelle la bouteille venait de penser. Elle y avait figure; c'etait la fille du fourreur. Cette heure-la avait ete la plus heureuse de sa vie. C'est un de ces moments qu'on n'oublie jamais. Elle passa a cote de la bouteille sans la reconnaitre, bien qu'elle n'eut pas change; la bouteille non plus ne reconnut pas la fille du fourreur, mais cela parce qu'il ne restait plus rien de sa beaute si renommee jadis. Il en est souvent ainsi dans la vie; on passe a cote l'un de l'autre sans le savoir: et cependant elles devaient encore une fois se rencontrer.
Vers la fin de la fete, la bouteille fut enlevee par un gamin qui la vendit un schilling avec lequel il s'acheta un gateau. Elle passa chez un marchand de vin, qui la remplit d'un bon cru. Elle ne resta pas longtemps a chomer: elle fut vendue a un aeronaute qui le dimanche suivant devait monter en ballon.
Le jour arriva, une grande foule se reunit pour voir le spectacle, encore tres nouveau alors; il y avait de la musique militaire; les autorites etaient sur une estrade. La bouteille voyait tout, par les interstices d'un panier ou elle se trouvait a cote d'un lapin vivant qui etait tout ahuri, sachant qu'on allait tout a l'heure, comme deja une premiere fois, le laisser descendre dans un parachute, pour l'amusement des badauds. Mais elle ignorait ce qui allait se passer, et regardait curieusement le ballon se gonfler de plus en plus, puis se demener avec violence jusqu'a ce que les cables qui le retenaient fussent coupes. Alors, d'un bond furieux il s'elanca dans les airs, emportant l'aeronaute, le panier, le lapin et la bouteille. Une bruyante fanfare retentit, et la foule cria: hourrah!
«Voila une singuliere facon de voyager, se dit la bouteille; elle a cet avantage qu'on n'a pas au milieu de l'atmosphere a craindre de choc.»
Des milliers de gens tendaient le cou pour suivre le ballon des yeux, la vieille fille entre autres; elle etait a la fenetre de sa mansarde, ou pendait la cage d'un petit serin qui n'avait pas alors encore de godet et devait se contenter d'une soucoupe ebrechee. En se penchant en avant pour regarder le ballon, elle posa un peu de cote, pour ne pas le renverser, un pot de myrte qui faisait l'unique ornement de sa fenetre et de toute la chambrette. Elle vit tout le spectacle, l'aeronaute qui placa le pauvre lapin dans le parachute et le laissa descendre, puis se mit a se verser des rasades pour les boire a la sante des spectateurs et enfin lanca la bouteille en l'air, sans reflechir qu'elle pourrait bien tomber sur la tete du plus honnete homme.
La bouteille non plus n'eut pas le temps de reflechir comme elle l'aurait voulu sur l'honneur qui lui etait echu de dominer de si haut la ville, ses clochers et la foule assemblee. Elle se mit a degringoler faisant des cabrioles; cette course folle en pleine liberte lui semblait le comble du bonheur; qu'elle etait fiere de voir longues-vues et telescopes braques sur elle! Patatras! la voila qui tombe sur un toit et se brise en deux; puis les morceaux roulerent en bas et tomberent avec fracas sur le pave de la cour, ou ils se rompirent en mille menus debris, sauf le goulot qui resta entier, coupe en rond aussi nettement que si l'on avait employe le diamant pour le detacher. Les gens du sous-sol, accourus a ce bruit, le ramasserent.» Cela ferait un superbe godet pour un oiseau», dirent-ils; mais, comme ils n'avaient ni cage ni meme un moineau, ils ne penserent pas devoir, parce qu'ils avaient le godet, acheter un oiseau. Ils songerent a la vieille fille qui habitait sous le toit; peut-etre pourrait-elle faire usage du goulot.
Elle le recut avec reconnaissance, y mit un bouchon, et le goulot renverse et rempli d'eau fut attache dans la cage; le petit serin, qui pouvait maintenant boire plus a son aise, fit entendre les trilles les plus joyeux. Le goulot fut tres content de cet accueil, qui lui etait du reste bien du, pensait-il; car enfin il avait eu des aventures fameuses, il avait ete bien au-dessus des nuages. Aussi, lorsqu'un peu plus tard la vieille fille recut la visite d'une ancienne amie, fut-il bien etonne qu'on ne parlat pas de lui, mais du myrte qui etait devant la fenetre.
– Non, vois-tu, disait la vieille fille, je ne veux pas que tu depenses un ecu pour la couronne de mariage de ta fille. C'est moi qui t'en donnerai une magnifique. Regarde comme mon myrte est beau et bien fleuri. Il provient d'une bouture de celui que tu m'as donne le lendemain de mes fiancailles et qui devait un an apres me fournir une couronne pour mon mariage. Mais ce jour n'est jamais arrive! Les yeux qui devaient etre mon phare dans la vie se sont fermes sans que je les aie revus. Il repose au fond de la mer, le cher compagnon de ma jeunesse. Le myrte devint vieux, moi je devins vieille et, lorsqu'il se dessecha, je pris la derniere branche verte et la mis dans la terre; elle prospera et poussa a merveille. Enfin ton myrte aura servi a couronner une fiancee, ce sera ta fille.
La pauvre vieille avait les larmes dans les yeux en evoquant ces souvenirs; elle parla du jeune capitaine, des joyeuses fiancailles dans le bois. Bien des pensees surgirent dans son esprit, mais pas celle-ci, c'est qu'elle avait la devant sa fenetre un temoin de son bonheur de jadis, le goulot qui fit retentir un schouap si sonore lorsqu'on le deboucha dans le bois pour boire en l'honneur des fiances.
Le goulot de son cote ne la reconnut pas; il n'avait plus ecoute ce qu'on disait, depuis qu'il avait remarque qu'on ne s'extasiait pas sur ses etonnantes aventures et sa recente chute du haut du ciel.