Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de. Страница 38
Quand je voyage, je n'ay a penser qu'a moy, et a l'emploicte de mon argent: cela se dispose d'un seul precepte. Il est requis trop de parties a amasser: je n'y entens rien: A despendre, je m'y entens un peu, et a donner jour a ma despence: qui est de vray son principal usage. Mais je m'y attens trop ambitieusement; qui la rend inegalle et difforme: et en outre immoderee en l'un et l'autre visage. Si elle paroist, si elle sert, je m'y laisse indiscretement aller: et me resserre autant indiscretement, si elle ne luyt, et si elle ne me rit.
Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette condition de vivre, par la relation a autruy, nous fait beaucoup plus de mal que de bien. Nous nous defraudons de nos propres utilitez, pour former les apparences a l'opinion commune. Il ne nous chaut pas tant, quel soit nostre estre, en nous, et en effect, comme quel il soit, en la cognoissance publique. Les biens mesmes de l'esprit, et la sagesse, nous semblent sans fruict, si elle n'est jouye que de nous: si elle ne se produict a la veue et approbation estrangere. Il y en a, de qui l'or coulle a gros bouillons, par des lieux sousterreins, imperceptiblement: d'autres l'estendent tout en lames et en feuilles: Si qu'aux uns les liars valent escuz, aux autres le contraire: le monde estimant l'emploite et la valeur, selon la montre. Tout soing curieux autour des richesses sent a l'avarice: Leur dispensation mesme, et la liberalite trop ordonnee et artificielle: elles ne valent pas une advertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa despense juste, la fait estroitte et contrainte. La garde, ou l'emploitte, sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de bien ou de mal, que selon l'application de nostre volonte.
L'autre cause qui me convie a ses promenades, c'est la disconvenance aux moeurs presentes de nostre estat: je me consolerois aysement de cette corruption, pour le regard de l'interest public:
pejoraque s?cula ferri
Temporibus, quorum sceleri non invenit ipsa
Nomen, et a nullo posuit natura metallo:
mais pour le mien, non. J'en suis en particulier trop presse. Car en mon voisinage, nous sommes tantost par la longue licence de ces guerres civiles, envieillis en une forme d'estat si desbordee,
Quippe ubi fas versum atque nefas:
qu'a la verite, c'est merveille qu'elle se puisse maintenir.
Armati terram exercent, semperque recentes
Convectare juvat pr?das, et vivere rapto .
En fin je vois par nostre exemple, que la societe des hommes se tient et se coust, a quelque prix que ce soit: En quelque assiette qu'on les couche, ils s'appilent, et se rengent, en se remuant et s'entassant: comme des corps mal unis qu'on empoche sans ordre, trouvent d'eux mesmes la facon de se joindre, et s'emplacer, les uns parmy les autres: souvent mieux, que l'art ne les eust sceu disposer. Le Roy Philippus fit un amas, des plus meschans hommes et incorrigibles qu'il peut trouver, et les logea tous en une ville, qu'il leur fit bastir, qui en portoit le nom. J'estime qu'ils dresserent des vices mesme, une contexture politique entre eux, et une commode et juste societe.
Je vois, non une action, ou trois, ou cent, mais des moeurs, en usage commun et receu, si farouches, en inhumanite sur tout et desloyaute, qui est pour moy la pire espece des vices, que je n'ay point le courage de les concevoir sans horreur: Et les admire, quasi autant que je les deteste. L'exercice de ces meschancetez insignes, porte marque de vigueur et force d'ame, autant que d'erreur et desreglement. La necessite compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix. Car il en a este d'aussi sauvages qu'aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps, avec autant de sante et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote scauroient faire.
Et certes toutes ces descriptions de police, feintes par art, se trouvent ridicules, et ineptes a mettre en practique. Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societe: et des reigles plus commodes a nous attacher, sont altercations propres seulement a l'exercice de nostre esprit: Comme il se trouve es arts, plusieurs subjects qui ont leur essence en l'agitation et en la dispute, et n'ont aucune vie hors de la. Telle peinture de police, seroit de mise, en un nouveau monde: mais nous prenons un monde desja faict et forme a certaines coustumes. Nous ne l'engendrons pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de le redresser, et renger de nouveau, nous ne pouvons gueres le tordre de son accoustume ply, que nous ne rompions tout. On demandoit a Solon, s'il avoit estably les meilleures loyx qu'il avoit peu aux Atheniens: Ouy bien, respondit-il, de celles qu'ils eussent receues.
Varro s'excuse de pareil air: Que s'il avoit tout de nouveau a escrire de la religion, il diroit ce, qu'il en croid. Mais, estant desja receue, il en dira selon l'usage, plus que selon nature.
Non par opinion, mais en verite, l'excellente et meilleure police, est a chacune nation, celle soubs laquelle elle s'est maintenue. Sa forme et commodite essentielle despend de l'usage. Nous nous desplaisons volontiers de la condition presente: Mais je tiens pourtant, que d'aller desirant le commandement de peu, en un estat populaire: ou en la monarchie, une autre espece de gouvernement, c'est vice et folie.
Ayme l'estat tel que tu le vois estre,
S'il est royal, ayme la royaute,
S'il est de peu, ou bien communaute,
Ayme l'aussi, car Dieu t'y a faict naistre .
Ainsi en parloit le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de perdre: un esprit si gentil, les opinions si saines, les moeurs si douces. Cette perte, et celle qu'en mesme temps nous avons faicte de monsieur de Foix, sont pertes importantes a nostre couronne. Je ne scay s'il reste a la France dequoy substituer une autre coupple, pareille a ces deux Gascons, en syncerite, et en suffisance, pour le conseil de nos Roys. C'estoyent ames diversement belles, et certes selon le siecle, rares et belles, chacune en sa forme. Mais qui les avoit logees en cet aage, si desconvenables et si disproportionnees a nostre corruption, et a nos tempestes?
Rien ne presse un estat que l'innovation: le changement donne seul forme a l'injustice, et a la tyrannie. Quand quelque piece se demanche, on peut l'estayer: on peut s'opposer a ce, que l'alteration et corruption naturelle a toutes choses, ne nous esloigne trop de nos commencemens et principes: Mais d'entreprendre a refondre une si grande masse, et a changer les fondements d'un si grand bastiment, c'est a faire a ceux qui pour descrasser effacent: qui veulent amender les deffauts particuliers, par une confusion universelle, et guarir les maladies par la mort: non tam commutandarum quam evertendarum rerum cupidi . Le monde est inepte a se guarir: Il est si impatient de ce qui le presse, qu'il ne vise qu'a s'en deffaire, sans regarder a quel prix. Nous voyons par mille exemples, qu'il se guarit ordinairement a ses despens: la descharge du mal present, n'est pas guarison, s'il n'y a en general amendement de condition.
La fin du Chirurgien, n'est pas de faire mourir la mauvaise chair: ce n'est que l'acheminement de sa cure: il regarde au dela, d'y faire renaistre la naturelle, et rendre la partie a son deu estre. Quiconque propose seulement d'emporter ce qui le masche, il demeure court: car le bien ne succede pas necessairement au mal: un autre mal luy peut succeder, et pire. Comme il advint aux tueurs de Cesar, qui jetterent la chose publique a tel poinct, qu'ils eurent a se repentir de s'en estre meslez. A plusieurs, depuis, jusques a nos siecles, il est advenu de mesmes. Les Francois mes contemporanees scavent bien qu'en dire. Toutes grandes mutations esbranlent l'estat, et le desordonnent.
Qui viseroit droit a la guarison, et en consulteroit avant toute oeuvre, se refroidiroit volontiers d'y mettre la main. Pacuvius Calavius corrigea le vice de ce proceder, par un exemple insigne. Ses concitoyens estoient mutinez contre leurs magistrats: luy personnage de grande authorite en la ville de Capoue, trouva un jour moyen d'enfermer le Senat dans le Palais: et convoquant le peuple en la place, leur dit: Que le jour estoit venu, auquel en pleine liberte ils pouvoient prendre vengeance des Tyrans qui les avoyent si long temps oppressez, lesquels il tenoit a sa mercy seuls et desarmez. Fut d'advis, qu'au sort on les tirast hors, l'un apres l'autre: et de chacun on ordonnast particulierement: faisant sur le champ, executer ce qui en seroit decrete: pourveu aussi que tout d'un train ils advisassent d'establir quelque homme de bien, en la place du condamne, affin qu'elle ne demeurast vuide d'officier. Ils n'eurent pas plustost ouy le nom d'un Senateur, qu'il s'esleva un cry de mescontentement universel a l'encontre de luy: Je voy bien, dit Pacuvius, il faut demettre cettuy-cy: c'est un meschant: ayons en un bon en change. Ce fut un prompt silence: tout le monde se trouvant bien empesche au choix. Au premier plus effronte, qui dit le sien: voyla un consentement de voix encore plus grand a refuser celuy la: Cent imperfections, et justes causes, de le rebuter. Ces humeurs contradictoires, s'estans eschauffees, il advint encore pis du second Senateur, et du tiers. Autant de discorde a l'election, que de convenance a la demission. S'estans inutilement lassez a ce trouble, ils commencent, qui deca, qui dela, a se desrober peu a peu de l'assemblee: Rapportant chacun cette resolution en son ame, que le plus vieil et mieux cogneu mal, est tousjours plus supportable, que le mal recent et inexperimente.
Pour nous voir bien piteusement agitez: car que n'avons nous faict?
Eheu cicatricum et sceleris pudet,
Fratrumque: quid nos dura refugimus
?tas? quid intactum nefasti
Liquimus? unde manus juventus
Metu Deorum continuit? quibus
Pepercit aris?
je ne vay pas soudain me resolvant,
ipsa si velit salus,
Servare prorsus non potest hanc familiam:
Nous ne sommes pas pourtant a l'avanture, a nostre dernier periode. La conservation des estats, est chose qui vray-semblablement surpasse nostre intelligence. C'est, comme dit Platon, chose puissante, et de difficile dissolution, qu'une civile police, elle dure souvent contre des maladies mortelles et intestines: contre l'injure des loix injustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance des magistrats, licence et sedition des peuples.
En toutes nos fortunes, nous nous comparons a ce qui est au dessus de nous, et regardons vers ceux qui sont mieux: Mesurons nous a ce qui est au dessous: il n'en est point de si miserable, qui ne trouve mille exemples ou se consoler. C'est nostre vice, que nous voyons plus mal volontiers, ce qui est dessus nous, que volontiers, ce qui est dessoubs. Si disoit Solon, qui dresseroit un tas de tous les maux ensemble, qu'il n'est aucun, qui ne choisist plustost de remporter avec soy les maux qu'il a, que de venir a division legitime, avec tous les autres hommes de ce tas de maux, et en prendre sa quotte part. Nostre police se porte mal. Il en a este pourtant de plus malades, sans mourir. Les dieux s'esbatent de nous a la pelote, et nous agitent a toutes mains, enimvero Dii nos homines quasi pilas habent .