Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de. Страница 46

J'appercois en ces desmembremens de la France, et divisions, ou nous sommes tombez: chacun se travailler a deffendre sa cause: mais jusques aux meilleurs, avec desguisement et mensonge. Qui en escriroit rondement, en escriroit temerairement et vitieusement. Le plus juste party, si est-ce encore le membre d'un corps vermoulu et vereux: Mais d'un tel corps, le membre moins malade s'appelle sain: et a bon droit, d'autant que nos qualitez n'ont tiltre qu'en la comparaison. L'innocence civile, se mesure selon les lieux et saisons. J'aymerois bien a voir en Xenophon, une telle louange d'Agesilaus. Estant prie par un prince voisin, avec lequel il avoit autresfois este en guerre, de le laisser passer en ses terres, il l'octroya: luy donnant passage a travers le Peloponnese: et non seulement ne l'emprisonna ou empoisonna, le tenant a sa mercy: mais l'accueillit courtoisement, suyvant l'obligation de sa promesse, sans luy faire offence. A ces humeurs la, ce ne seroit rien dire: Ailleurs et en autre temps, il se fera conte de la franchise, et magnanimite d'une telle action. Ces babouyns capettes s'en fussent moquez. Si peu retire l'innocence Spartaine a la Francoise.

Nous ne laissons pas d'avoir des hommes vertueux: mais c'est selon nous. Qui a ses moeurs establies en reglement au dessus de son siecle: ou qu'il torde, et emousse ses regles: ou, ce que je luy conseille plustost, qu'il se retire a quartier, et ne se mesle point de nous. Qu'y gaigneroit-il?

Egregium sanctumque virum si cerno, bimembri

Hoc monstrum puero, et miranti jam sub aratro

Piscibus inventis Et foet? comparo mul? .

On peut regretter les meilleurs temps: mais non pas fuyr aux presens: on peut desirer autres magistrats, mais il faut ce nonobstant, obeyr a ceux icy: Et a l'advanture y a il plus de recommendation, d'obeyr aux mauvais, qu'aux bons. Autant que l'image des loix receues, et anciennes de ceste monarchie, reluyra en quelque coin, m'y voila plante. Si elles viennent par malheur, a se contredire, et empescher entr'elles, et produire deux parts, de chois doubteux, et difficile: mon election sera volontiers, d'eschapper, et me desrober a ceste tempeste: Nature m'y pourra prester ce pendant la main: ou les hazards de la guerre. Entre C?sar et Pompeius, je me fusse franchement declare. Mais entre ces trois voleurs, qui vindrent depuis, ou il eust fallu se cacher, ou suyvre le vent. Ce que j'estime loisible, quand la raison ne guide plus.

Quo diversus abis?

Ceste farcisseure, est un peu hors de mon theme. Je m'esgare: mais plustost par licence, que par mesgarde: Mes fantasies se suyvent: mais par fois c'est de loing: et se regardent, mais d'une veue oblique.

J'ay passe les yeux sur tel dialogue de Platon: miparty d'une fantastique bigarrure: le devant a l'amour, tout le bas a la Rhetorique. Ils ne craignent point ces muances: et ont une merveilleuse grace a se laisser ainsi rouller au vent: ou a le sembler. Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas tousjours la matiere: souvent ils la denotent seulement, par quelque marque: comme ces autres l'Andrie , l'Eunuche , ou ceux cy, Sylla , Cicero , Torquatus . J'ayme l'alleure poetique, a sauts et a gambades. C'est un art, comme dit Platon, leger, volage, demoniacle. Il est des ouvrages en Plutarque, ou il oublie son theme, ou le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout estouffe en matiere estrangere. Voyez ses alleures au D?mon de Socrates . O Dieu, que ces gaillardes escapades, que ceste variation a de beaute: et plus lors, que plus elle retire au nonchalant et fortuit! C'est l'indiligent lecteur, qui perd mon subject; non pas moy. Il s'en trouvera tousjours en un coing quelque mot, qui ne laisse pas d'estre bastant, quoy qu'il soit serre. Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement: mon stile, et mon esprit, vont vagabondant de mesmes: Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise: disent, et les preceptes de nos maistres, et encores plus leurs exemples.

Mille poetes trainent et languissent a la prosaique, mais la meilleure prose ancienne, et je la seme ceans indifferemment pour vers, reluit par tout, de la vigueur et hardiesse poetique, et represente quelque air de sa fureur: Il luy faut certes quitter la maistrise, et preeminence en la parlerie. Le poete, dit Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie, tout ce qui luy vient en la bouche: comme la gargouille d'une fontaine, sans le ruminer et poiser: et luy eschappe des choses, de diverse couleur, de contraire substance, et d'un cours rompu. Et la vieille theologie est toute poesie, (disent les scavants,) et la premiere philosophie.

C'est l'originel langage des Dieux.

J'entends que la matiere se distingue soy-mesmes. Elle montre assez ou elle se change, ou elle conclud, ou elle commence, ou elle se reprend: sans l'entrelasser de parolles, de liaison, et de cousture, introduictes pour le service des oreilles foibles, ou nonchallantes: et sans me gloser moy-mesme. Qui est celuy, qui n'ayme mieux n'estre pas leu, que de l'estre en dormant ou en fuyant?

Nihil est tam utile, quod in transitu prosit . Si prendre des livres, estoit les apprendre: et si les veoir, estoit les regarder: et les parcourir, les saisir, j'auroy tort de me faire du tout si ignorant que je dy.

Puisque je ne puis arrester l'attention du lecteur par le poix: manco male , s'il advient que je l'arreste par mon embrouilleure: Voire mais, il se repentira par apres, de s'y estre amuse. C'est mon: mais il s'y sera tousjours amuse. Et puis il est des humeurs comme cela, a qui l'intelligence porte desdain: qui m'en estimeront mieux de ce qu'ils ne scauront ce que je dis: ils conclurront la profondeur de mon sens, par l'obscurite: Laquelle a parler en bon escient, je hay bien fort: et l'eviterois, si je me scavois eviter. Aristote se vante en quelque lieu, de l'affecter. Vitieuse affectation.

Par ce que la coupure si frequente des chapitres, dequoy j'usoy au commencement, m'a semble rompre l'attention, avant qu'elle soit nee et la dissoudre: dedaignant s'y coucher pour si peu, et se recueillir: je me suis mis a les faire plus longs: qui requierent de la proposition et du loisir assigne. En telle occupation, a qui on ne veut donner une seule heure, on ne veut rien donner. Et ne fait on rien pour celuy, pour qui on ne fait, qu'autre chose faisant. Joint, qu'a l'adventure ay-je quelque obligation particuliere, a ne dire qu'a demy, a dire confusement, a dire discordamment.

Je veux donq mal a ceste raison trouble-feste: Et ces projects extravagants qui travaillent la vie, et ces opinions si fines, si elles ont de la verite; je la trouve trop chere et trop incommode. Au rebours: je m'employe a faire valoir la vanite mesme, et l'asnerie, si elle m'apporte du plaisir. Et me laisse aller apres mes inclinations naturelles sans les contreroller de si pres.

J'ay veu ailleurs des maisons ruynees, et des statues, et du ciel et de la terre: ce sont tousjours des hommes. Tout cela est vray: et si pourtant ne scauroy revoir si souvent le tombeau de ceste ville, si grande, et si puissante, que je ne l'admire et revere. Le soing des morts nous est en recommandation. Or j'ay este nourry des mon enfance, avec ceux icy: J'ay eu cognoissance des affaires de Rome, long temps avant que je l'aye eue de ceux de ma maison. Je scavois le Capitole et son plant, avant que je sceusse le Louvre: et le Tibre avant la Seine. J'ay eu plus en teste, les conditions et fortunes de Lucullus, Metellus, et Scipion, que je n'ay d'aucuns hommes des nostres. Ils sont trespassez: Si est bien mon pere: aussi entierement qu'eux: et s'est esloigne de moy, et de la vie, autant en dixhuict ans, que ceux-la ont faict en seize cens: duquel pourtant je ne laisse pas d'embrasser et practiquer la memoire, l'amitie et societe, d'une parfaicte union et tres-vive.

Voire, de mon humeur, je me rends plus officieux envers les trespassez: Ils ne s'aydent plus: ils en requierent ce me semble d'autant plus mon ayde: La gratitude est la, justement en son lustre. Le bien-faict est moins richement assigne, ou il y a retrogradation, et reflexion. Arcesilaus visitant Ctesibius malade, et le trouvant en pauvre estat, luy fourra tout bellement soubs le chevet du lict, de l'argent qu'il luy donnoit. Et en le luy celant, luy donnoit en outre, quittance de luy en scavoir gre. Ceux qui ont merite de moy, de l'amitie et de la recognoissance, ne l'ont jamais perdue pour n'y estre plus: je les ay mieux payez, et plus soigneusement, absens et ignorans. Je parle plus affectueusement de mes amis, quand il n'y a plus de moyen qu'ils le scachent.

Or j'ay attaque cent querelles pour la deffence de Pompeius, et pour la cause de Brutus. Ceste accointance dure encore entre nous. Les choses presentes mesmes, nous ne les tenons que par la fantasie. Me trouvant inutile a ce siecle, je me rejecte a cet autre. Et en suis si embabouyne, que l'estat de ceste vieille Rome, libre, juste, et florissante (car je n'en ayme, ny la naissance, ny la vieillesse) m'interesse et me passionne. Parquoy je ne scauroy revoir si souvent, l'assiette de leurs rues, et de leurs maisons, et ces ruynes profondes jusques aux Antipodes, que je ne m'y amuse. Est-ce par nature, ou par erreur de fantasie, que la veue des places, que nous scavons avoir este hantees et habitees par personnes, desquelles la memoire est en recommendation, nous emeut aucunement plus, qu'ouir le recit de leurs faicts, ou lire leurs escrits?

Tanta vis admonitionis inest in locis. Et id quidem in hac urbe infinitum: quacumque enim ingredimur, in aliquam historiam vestigium ponimus . Il me plaist de considerer leur visage, leur port, et leurs vestements: Je remasche ces grands noms entre les dents, et les fais retentir a mes oreilles. Ego illos veneror, Et tantis nominibus semper assurgo . Des choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, j'en admire les parties mesmes communes. Je les visse volontiers deviser, promener, et soupper. Ce seroit ingratitude, de mespriser les reliques, et images de tant d'honnestes hommes, et si valeureux lesquels j'ay veu vivre et mourir: et qui nous donnent tant de bonnes instructions par leur exemple, si nous les scavions suyvre.

Et puis ceste mesme Rome que nous voyons, merite qu'on l'ayme. Confederee de si long temps, et partant de tiltres, a nostre couronne: Seule ville commune, et universelle. Le magistrat souverain qui y commande, est recognu pareillement ailleurs: c'est la ville metropolitaine de toutes les nations Chrestiennes. L'Espaignol et le Francois, chacun y est chez soy: Pour estre des princes de cet estat, il ne faut qu'estre de Chrestiente, ou qu'elle soit. Il n'est lieu ca bas, que le ciel ayt embrasse avec telle influence de faveur, et telle constance: Sa ruyne mesme est glorieuse et enflee.