Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de. Страница 5
CHAPITRE II Du repentir
LES autres forment l'homme, je le recite: et en represente un particulier, bien mal forme: et lequel si j'avoy a faconner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu'il n'est: mes-huy c'est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fourvoyent point, quoy qu'ils se changent et diversifient. Le monde n'est qu'une branloire perenne: Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'?gypte: et du branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object: il va trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que je m'amuse a luy. Je ne peinds pas l'estre, je peinds le passage: non un passage d'aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire a l'heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention: C'est un contrerolle de divers et muables accidens, et d'imaginations irresolues, et quand il y eschet, contraires: soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que je me contredis bien a l'advanture, mais la verite, comme disoit Demades, je ne la contredy point. Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m'essaierois pas, je me resoudrois: elle est tousjours en apprentissage, et en espreuve.
Je propose une vie basse, et sans lustre: C'est tout un, On attache aussi bien toute la philosophie morale, a une vie populaire et privee, qu'a une vie de plus riche estoffe: Chaque homme porte la forme entiere, de l'humaine condition.
Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangere: moy le premier, par mon estre universel: comme, Michel de Montaigne: non comme Grammairien ou Poete, ou Jurisconsulte. Si le monde se plaint dequoy je parle trop de moy, je me plains dequoy il ne pense seulement pas a soy.
Mais est-ce raison, que si particulier en usage, je pretende me rendre public en cognoissance? Est-il aussi raison, que je produise au monde, ou la facon et l'art ont tant de credit et de commandement, des effects de nature et crus et simples, et d'une nature encore bien foiblette? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science? Les fantasies de la musique, sont conduits par art, les miennes par sort. Aumoins j'ay cecy selon la discipline, que jamais homme ne traicta subject, qu'il entendist ne cogneust mieux, que je fay celuy que j'ay entrepris: et qu'en celuy la je suis le plus scavant homme qui vive. Secondement, que jamais aucun ne penetra en sa matiere plus avant, ny en esplucha plus distinctement les membres et suittes: et n'arriva plus exactement et plus plainement, a la fin qu'il s'estoit propose a sa besongne. Pour la parfaire, je n'ay besoing d'y apporter que la fidelite: celle-la y est, la plus sincere et pure qui se trouve. Je dy vray, non pas tout mon saoul: mais autant que je l'ose dire: Et l'ose un peu plus en vieillissant: car il semble que la coustume concede a cet aage, plus de liberte de bavasser, et d'indiscretion a parler de soy. Il ne peut advenir icy, ce que je voy advenir souvent, que l'artizan et sa besongne se contrarient: Un homme de si honneste conversation, a-il faict un si sot escrit? Ou, des escrits si scavans, sont-ils partis d'un homme de si foible conversation? Qui a un entretien commun, et ses escrits rares: c'est a dire, que sa capacite est en lieu d'ou il l'emprunte, et non en luy. Un personnage scavant n'est pas scavant par tout: Mais le suffisant est par tout suffisant, et a ignorer mesme.
Icy nous allons conformement, et tout d'un train, mon livre et moy. Ailleurs, on peut recommander et accuser l'ouvrage, a part de l'ouvrier: icy non: qui touche l'un, touche l'autre. Celuy qui en jugera sans le congnoistre, se fera plus de tort qu'a moy: celuy qui l'aura cogneu, m'a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si j'ay seulement cette part a l'approbation publique, que je face sentir aux gens d'entendement, que j'estoy capable de faire mon profit de la science, si j'en eusse eu: et que je meritoy que la memoire me secourust mieux.
Excusons icy ce que je dy souvent, que je me repens rarement, et que ma conscience se contente de soy: non comme de la conscience d'un Ange, ou d'un cheval, mais comme de la conscience d'un homme. Adjoustant tousjours ce refrein, non un refrein de ceremonie, mais de naifve et essentielle submission: Que je parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution, purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Je n'enseigne point, je raconte.
Il n'est vice veritablement vice, qui n'offence, et qu'un jugement entier n'accuse: Car il a de la laideur et incommodite si apparente, qu'a l'advanture ceux-la ont raison, qui disent, qu'il est principalement produict par bestise et ignorance: tant est-il mal-aise d'imaginer qu'on le cognoisse sans le hair. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s'en empoisonne. Le vice laisse comme un ulcere en la chair, une repentance en l'ame, qui tousjours s'esgratigne, et s'ensanglante elle mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais elle engendre celle de la repentance: qui est plus griefve, d'autant qu'elle naist au dedans: comme le froid et le chaud des fievres est plus poignant, que celuy qui vient du dehors. Je tiens pour vices (mais chacun selon sa mesure) non seulement ceux que la raison et la nature condamnent, mais ceux aussi que l'opinion des hommes a forge, voire fauce et erronee, si les loix et l'usage l'auctorise.
Il n'est pareillement bonte, qui ne resjouysse une nature bien nee. Il y a certes je ne scay quelle congratulation, de bien faire, qui nous resjouit en nous mesmes, et une fierte genereuse, qui accompagne la bonne conscience. Une ame courageusement vitieuse, se peut a l'adventure garnir de securite: mais de cette complaisance et satisfaction, elle ne s'en peut fournir. Ce n'est pas un leger plaisir, de se sentir preserve de la contagion d'un siecle si gaste, et de dire en soy: Qui me verroit jusques dans l'ame, encore ne me trouveroit-il coupable, ny de l'affliction et ruyne de personne: ny de vengeance ou d'envie, ny d'offence publique des loix: ny de nouvellete et de trouble: ny de faute a ma parole: et quoy que la licence du temps permist et apprinst a chacun, si n'ay-je mis la main ny es biens, ny en la bourse d'homme Francois, et n'ay vescu que sur la mienne, non plus en guerre qu'en paix: ny ne me suis servy du travail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience, plaisent, et nous est grand benefice que cette esjouyssance naturelle: et le seul payement qui jamais ne nous manque.
De fonder la recompence des actions vertueuses, sur l'approbation d'autruy, c'est prendre un trop incertain et trouble fondement, signamment en un siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy la bonne estime du peuple est injurieuse. A qui vous fiez vous, de veoir ce qui est louable? Dieu me garde d'estre homme de bien, selon la description que je voy faire tous les jours par honneur, a chacun de soy. Qu? fuerant vitia, mores sunt . Tels de mes amis, ont par fois entreprins de me chapitrer et mercurializer a coeur ouvert, ou de leur propre mouvement, ou semons par moy, comme d'un office, qui a une ame bien faicte, non en utilite seulement, mais en douceur aussi, surpasse tous les offices de l'amitie. Je l'ay tousjours accueilli des bras de la courtoisie et recognoissance, les plus ouverts. Mais, a en parler a cette heure en conscience, j'ay souvent trouve en leurs reproches et louanges, tant de fauce mesure, que je n'eusse guere failly, de faillir plustost, que de bien faire a leur mode. Nous autres principalement, qui vivons une vie privee, qui n'est en montre qu'a nous, devons avoir estably un patron au dedans, auquel toucher nos actions: et selon iceluy nous caresser tantost, tantost nous chastier. J'ay mes loix et ma cour, pour juger de moy, et m'y adresse plus qu'ailleurs. Je restrains bien selon autruy mes actions, mais je ne les estends que selon moy. Il n'y a que vous qui scache si vous estes lache et cruel, ou loyal et devotieux: les autres ne vous voyent point, ils vous devinent par conjectures incertaines: ils voyent, non tant vostre naturel, que vostre art. Par ainsi, ne vous tenez pas a leur sentence, tenez vous a la vostre. Tuo tibi judicio est utendum. Virtutis et vitiorum grave ipsius conscienti? pondus est: qua sublata, jacent omnia .
Mais ce qu'on dit, que la repentance suit de pres le peche, ne semble pas regarder le peche qui est en son haut appareil: qui loge en nous comme en son propre domicile. On peut desavouer et desdire les vices, qui nous surprennent, et vers lesquels les passions nous emportent: mais ceux qui par longue habitude, sont enracinez et ancrez en une volonte forte et vigoureuse, ne sont subjects a contradiction. Le repentir n'est qu'une desdicte de nostre volonte, et opposition de nos fantasies, qui nous pourmene a tout sens. Il faict desadvouer a celuy-la, sa vertu passee et sa continence.
Qu? mens est hodie, cur eadem non puero fuit,
Vel cur his animis incolumes non redeunt gen??
C'est une vie exquise, celle qui se maintient en ordre jusques en son prive. Chacun peut avoir part au battelage, et representer un honneste personnage en l'eschaffaut: mais au dedans, et en sa poictrine, ou tout nous est loisible, ou tout est cache, d'y estre regle, c'est le poinct. Le voysin degre, c'est de l'estre en sa maison, en ses actions ordinaires, desquelles nous n'avons a rendre raison a personne: ou il n'y a point d'estude, point d'artifice. Et pourtant Bias peignant un excellent estat de famille: de laquelle, dit-il, le maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors, par la crainte de la loy, et du dire des hommes. Et fut une digne parole de Julius Drusus, aux ouvriers qui luy offroient pour trois mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n'y auroient plus la veue qu'ils y avoient: Je vous en donneray, dit-il, six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque avec honneur l'usage d'Agesilaus, de prendre en voyageant son logis dans les Eglises, affin que le peuple, et les dieux mesmes, vissent dans ses actions privees. Tel a este miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n'ont rien veu seulement de remercable. Peu d'hommes ont este admirez par leurs domestiques.
Nul a este prophete non seulement en sa maison, mais en son pais, dit l'experience des histoires. De mesmes aux choses de neant. Et en ce bas exemple, se void l'image des grands. En mon climat de Gascongne, on tient pour drolerie de me veoir imprime. D'autant que la cognoissance, qu'on prend de moy, s'esloigne de mon giste, j'en vaux d'autant mieux. J'achette les Imprimeurs en Guienne: ailleurs ils m'achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent vivants et presents, pour se mettre en credit, trespassez et absents. J'ayme mieux en avoir moins. Et ne me jette au monde, que pour la part que j'en tire. Au partir de la, je l'en quitte.