Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 14

Quand il se trouva sous la porte de la rue, le cocher d’une voiture de louage, qui venait sans doute de remiser de nouveaux maries et qui ne demandait pas mieux que de voler a son maitre quelques courses de contrebande, fit a Eugene un signe en le voyant sans parapluie, en habit noir, gilet blanc, gants jaunes et bottes cirees. Eugene etait sous l’empire d’une de ces rages sourdes qui poussent un jeune homme a s’enfoncer de plus en plus dans l’abime ou il est entre, comme s’il esperait y trouver une heureuse issue. Il consentit par un mouvement de tete a la demande du cocher. Sans avoir plus de vingt-deux sous dans sa poche, il monta dans la voiture ou quelques grains de fleurs d’oranger et des brins de cannetille attestaient le passage des maries.

— Ou monsieur va-t-il ? demanda le cocher, qui n’avait deja plus ses gants blancs.

— Parbleu ! se dit Eugene, puisque je m’enfonce, il faut au moins que cela me serve a quelque chose ! Allez a l’hotel de Beauseant, ajouta-t-il a haute voix.

— Lequel ? dit le cocher.

Mot sublime qui confondit Eugene. Cet elegant inedit ne savait pas qu’il y avait deux hotels de Beauseant, il ne connaissait pas combien il etait riche en parents qui ne se souciaient pas de lui.

— Le vicomte de Beauseant, rue…

— De Grenelle, dit le cocher en hochant la tete et l’interrompant. Voyez-vous, il y a encore l’hotel du comte et du marquis de Beauseant, rue Saint-Dominique, ajouta-t-il en relevant le marchepied.

— Je le sais bien, repondit Eugene d’un air sec. Tout le monde aujourd’hui se moque donc de moi ! dit-il en jetant son chapeau sur les coussins de devant. Voila une escapade qui va me couter la rancon d’un roi. Mais au moins je vais faire ma visite a ma soi— disant cousine d’une maniere solidement aristocratique. Le pere Goriot me coute deja au moins dix francs, le vieux scelerat ! Ma foi, je vais raconter mon aventure a madame de Beauseant, peut-etre la ferai-je rire. Elle saura sans doute le mystere des liaisons criminelles de ce vieux rat sans queue et de cette belle femme. Il vaut mieux plaire a ma cousine que de me cogner contre cette femme immorale, qui me fait l’effet d’etre bien couteuse. Si le nom de la belle vicomtesse est si puissant, de quel poids doit donc etre sa personne ? Adressons-nous en haut. Quand on s’attaque a quelque chose dans le ciel, il faut viser Dieu !

Ces paroles sont la formule breve des mille et une pensees entre lesquelles il flottait. Il reprit un peu de calme et d’assurance en voyant tomber la pluie. Il se dit que s’il allait dissiper deux des precieuses pieces de cent sous qui lui restaient, elles seraient heureusement employees a la conservation de son habit, de ses bottes et de son chapeau. Il n’entendit pas sans un mouvement d’hilarite son cocher criant : La porte, s’il vous plait !Un suisse rouge et dore fit grogner sur ses gonds la porte de l’hotel, et Rastignac vit avec une douce satisfaction sa voiture passant sous le porche, tournant dans la cour, et s’arretant sous la marquise du perron. Le cocher a grosse houppelande bleue bordee de rouge vint deplier le marchepied. En descendant de sa voiture, Eugene entendit des rires etouffes qui partaient sous le peristyle. Trois ou quatre valets avaient deja plaisante sur cet equipage de mariee vulgaire. Leur rire eclaira l’etudiant au moment ou il compara cette voiture a l’un des plus elegants coupes de Paris, attele de deux chevaux fringants qui avaient des roses a l’oreille, qui mordaient leur frein, et qu’un cocher poudre, bien cravate, tenait en bride comme s’ils eussent voulu s’echapper. A la Chaussee-d’Antin, madame de Restaud, avait dans sa cour le fin cabriolet de l’homme de vingt-six ans. Au faubourg Saint-Germain, attendait le luxe d’un grand seigneur, un equipage que trente mille francs n’auraient pas paye.

— Qui donc est la ? se dit Eugene en comprenant un peu tardivement qu’il devait se rencontrer a Paris bien peu de femmes qui ne fussent occupees, et que la conquete d’une de ces reines coutait plus que du sang. Diantre ! ma cousine aura sans doute aussi son Maxime.

Il monta le perron la mort dans l’ame. A son aspect la porte vitree s’ouvrit ; il trouva les valets serieux comme des anes qu’on etrille. La fete a laquelle il avait assiste s’etait donnee dans les grands appartements de reception, situes au rez-de-chaussee de l’hotel de Beauseant. N’ayant pas eu le temps, entre l’invitation et le bal, de faire une visite a sa cousine, il n’avait donc pas encore penetre dans les appartements de madame de Beauseant ; il allait donc voir pour la premiere fois les merveilles de cette elegance personnelle qui trahit l’ame et les m?urs d’une femme de distinction. Etude d’autant plus curieuse que le salon de madame de Restaud lui fournissait un terme de comparaison. A quatre heures et demie la vicomtesse etait visible. Cinq minutes plus tot, elle n’eut pas recu son cousin. Eugene, qui ne savait rien des diverses etiquettes parisiennes, fut conduit par un grand escalier plein de fleurs, blanc de ton, a rampe doree, a tapis rouge, chez madame de Beauseant, dont il ignorait la biographie verbale, une de ces changeantes histoires qui se content tous les soirs d’oreille a oreille dans les salons de Paris.

La vicomtesse etait liee depuis trois ans avec un des plus celebres et des plus riches seigneurs portugais, le marquis d’Ajuda-Pinto [Adjuda-Pinto]. C’etait une de ces liaisons innocentes qui ont tant d’attraits pour les personnes ainsi liees, qu’elles ne peuvent supporter personne en tiers. Aussi le vicomte de Beauseant avait-il donne lui-meme l’exemple au public en respectant, bon gre, mal gre, cette union morganatique. Les personnes qui, dans les premiers jours de cette amitie, vinrent voir la vicomtesse a deux heures, y trouvaient le marquis d’Ajuda-Pinto. Madame de Beauseant, incapable de fermer sa porte, ce qui eut ete fort inconvenant, recevait si froidement les gens et contemplait si studieusement sa corniche, que chacun comprenait combien il la genait. Quand on sut dans Paris qu’on genait madame de Beauseant en venant la voir entre deux et quatre heures, elle se trouva dans la solitude la plus complete. Elle allait aux Bouffons ou a l’Opera en compagnie de monsieur de Beauseant et de monsieur d’Ajuda-Pinto ; mais, en homme qui sait vivre, monsieur de Beauseant quittait toujours sa femme et le Portugais apres les y avoir installes. Monsieur d’Ajuda devait se marier. Il epousait une demoiselle de Rochefide. Dans toute la haute societe une seule personne ignorait encore ce mariage, cette personne etait madame de Beauseant. Quelques-unes de ses amies lui en avaient bien parle vaguement ; elle en avait ri, croyant que ses amies voulaient troubler un bonheur jalouse. Cependant les bans allaient se publier. Quoiqu’il fut venu pour notifier ce mariage a la vicomtesse, le beau Portugais n’avait pas encore ose dire un traitre mot. Pourquoi ? rien sans doute n’est plus difficile que de notifier a une femme un semblable ultimatum. Certains hommes se trouvent plus a l’aise, sur le terrain, devant un homme qui leur menace le c?ur avec une epee, que devant une femme qui, apres avoir debite ses elegies pendant deux heures, fait la morte et demande des sels. En ce moment donc monsieur d’Ajuda-Pinto etait sur les epines, et voulait sortir, en se disant que madame de Beauseant apprendrait cette nouvelle, il lui ecrirait, il serait plus commode de traiter ce galant assassinat par correspondance que de vive voix. Quand le valet de chambre de la vicomtesse annonca monsieur Eugene de Rastignac, il fit tressaillir de joie le marquis d’Ajuda-Pinto. Sachez-le bien, une femme aimante est encore plus ingenieuse a se creer des doutes qu’elle n’est habile a varier le plaisir. Quand elle est sur le point d’etre quittee, elle devine plus rapidement le sens d’un geste que le coursier de Virgile ne flaire les lointains corpuscules qui lui annoncent l’amour. Aussi comptez que madame de Beauseant surprit ce tressaillement involontaire, leger, mais naivement epouvantable. Eugene ignorait qu’on ne doit jamais se presenter chez qui que ce soit a Paris sans s’etre fait conter par les amis de la maison l’histoire du mari, celle de la femme ou des enfants, afin de n’y commettre aucune de ces balourdises dont on dit pittoresquement en Pologne : Attelez cinq b?ufs a votre char !sans doute pour vous tirer du mauvais pas ou vous vous embourbez. Si ces malheurs de la conversation n’ont encore aucun nom en France, on les y suppose sans doute impossibles, par suite de l’enorme publicite qu’y obtiennent les medisances. Apres s’etre embourbe chez madame de Restaud, qui ne lui avait pas meme laisse le temps d’atteler les cinq b?ufs a son char, Eugene seul etait capable de recommencer son metier de bouvier, en se presentant chez madame de Beauseant. Mais s’il avait horriblement gene madame de Restaud et monsieur de Trailles, il tirait d’embarras monsieur d’Ajuda.