Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 4

Eugene de Rastignac avait un visage tout meridional, le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux bleus. Sa tournure, ses manieres, sa pose habituelle denotaient le fils d’une famille noble, ou l’education premiere n’avait comporte que des traditions de bon gout. S’il etait menager de ses habits, si les jours ordinaires il achevait d’user les vetements de l’an passe, neanmoins il pouvait sortir quelquefois mis comme l’est un jeune homme elegant. Ordinairement il portait une vieille redingote, un mauvais gilet, la mechante cravate noire, fletrie, mal nouee de l’Etudiant, un pantalon a l’avenant et des bottes ressemelees.

Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, l’homme de quarante ans, a favoris peints, servait de transition. Il etait un de ces gens dont le peuple dit : Voila un fameux gaillard ! Il avait les epaules larges, le buste bien developpe, les muscles apparents, des mains epaisses, carrees et fortement marquees aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d’un roux ardent. Sa figure, rayee par des rides prematurees, offrait des signes de durete que dementaient ses manieres souples et liantes. Sa voix de basse-taille, en harmonie avec sa grosse gaiete, ne deplaisait point. Il etait obligeant et rieur. Si quelque serrure allait mal, il l’avait bientot demontee, rafistolee, huilee, limee, remontee, en disant : Ca me connait. Il connaissait tout d’ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l’etranger, les affaires, les hommes, les evenements, les lois, les hotels et les prisons. Si quelqu’un se plaignait par trop, il lui offrait aussitot ses services. Il avait prete plusieurs fois de l’argent a madame Vauquer et a quelques pensionnaires ; mais ses obliges seraient morts plutot que de ne pas le lui rendre, tant, malgre son air bonhomme, il imprimait de crainte par un certain regard profond et plein de resolution. A la maniere dont il lancait un jet de salive, il annoncait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d’une position equivoque. Comme un juge severe, son ?il semblait aller au fond de toutes les questions, de toutes les consciences, de tous les sentiments. Ses m?urs consistaient a sortir apres le dejeuner, a revenir pour diner, a decamper pour toute la soiree, et a rentrer vers minuit, a l’aide d’un passe-partout que lui avait confie madame Vauquer. Lui seul jouissait de cette faveur. Mais aussi etait-il au mieux avec la veuve, qu’il appelait maman en la saisissant par la taille, flatterie peu comprise ! La bonne femme croyait la chose encore facile, tandis que Vautrin seul avait les bras assez longs pour presser cette pesante circonference. Un trait de son caractere etait de payer genereusement quinze francs par mois pour le gloriaqu’il prenait au dessert. Des gens moins superficiels que ne l’etaient ces jeunes gens emportes par les tourbillons de la vie parisienne, ou ces vieillards indifferents a ce qui ne les touchait pas directement, ne se seraient pas arretes a l’impression douteuse que leur causait Vautrin. Il savait ou devinait les affaires de ceux qui l’entouraient, tandis que nul ne pouvait penetrer ni ses pensees ni ses occupations. Quoiqu’il eut jete son apparente bonhomie, sa constante complaisance et sa gaiete comme une barriere entre les autres et lui, souvent il laissait percer l’epouvantable profondeur de son caractere. Souvent une boutade digne de Juvenal, et par laquelle il semblait se complaire a bafouer les lois, a fouetter la haute societe, a la convaincre d’inconsequence avec elle-meme, devait faire supposer qu’il gardait rancune a l’etat social, et qu’il y avait au fond de sa vie un mystere soigneusement enfoui.

Attiree, peut-etre a son insu, par la force de l’un ou par la beaute de l’autre, mademoiselle Taillefer partageait ses regards furtifs, ses pensees secretes, entre ce quadragenaire et le jeune etudiant ; mais aucun d’eux ne paraissait songer a elle, quoique d’un jour a l’autre le hasard put changer sa position et la rendre un riche parti. D’ailleurs aucune de ces personnes ne se donnait la peine de verifier si les malheurs allegues par l’une d’elles etaient faux ou veritables. Toutes avaient les unes pour les autres une indifference melee de defiance qui resultait de leurs situations respectives. Elles se savaient impuissantes a soulager leurs peines, et toutes avaient en se les contant epuise la coupe des condoleances. Semblables a de vieux epoux, elles n’avaient plus rien a se dire. Il ne restait donc entre elles que les rapports d’une vie mecanique, le jeu de rouages sans huile. Toutes devaient passer droit dans la rue devant un aveugle, ecouter sans emotion le recit d’une infortune, et voir dans une mort la solution d’un probleme de misere qui les rendait froides a la plus terrible agonie. La plus heureuse de ces ames desolees etait madame Vauquer, qui tronait dans cet hospice libre. Pour elle seule ce petit jardin, que le silence et le froid, le sec et l’humide faisaient vaste comme un steppe, etait un riant bocage. Pour elle seule cette maison jaune et morne, qui sentait le vert-de-gris du comptoir, avait des delices. Ces cabanons lui appartenaient. Elle nourrissait ces forcats acquis a des peines perpetuelles, en exercant sur eux une autorite respectee. Ou ces pauvres etres auraient-ils trouve dans Paris, au prix ou elle les donnait, des aliments sains, suffisants, et un appartement qu’ils etaient maitres de rendre, sinon elegant ou commode, du moins propre et salubre ? Se fut-elle permis une injustice criante, la victime l’aurait supportee sans se plaindre.

Une reunion semblable devait offrir et offrait en petit les elements d’une societe complete. Parmi les dix-huit convives il se rencontrait, comme dans les colleges, comme dans le monde, une pauvre creature rebutee, un souffre-douleur sur qui pleuvaient les plaisanteries. Au commencement de la seconde annee, cette figure devint pour Eugene de Rastignac la plus saillante de toutes celles au milieu desquelles il etait condamne a vivre encore pendant deux ans. Ce Patirasetait l’ancien vermicellier, le pere Goriot, sur la tete duquel un peintre aurait, comme l’historien, fait tomber toute la lumiere du tableau. Par quel hasard ce mepris a demi haineux, cette persecution melangee de pitie, ce non-respect du malheur avaient-ils frappe le plus ancien pensionnaire ? Y avait-il donne lieu par quelques-uns de ces ridicules ou de ces bizarreries que l’on pardonne moins qu’on ne pardonne des vices ? Ces questions tiennent de pres a bien des injustices sociales. Peut-etre est-il dans la nature humaine de tout faire supporter a qui souffre tout par humilite vraie, par faiblesse ou par indifference. N’aimons-nous pas tous a prouver notre force aux depens de quelqu’un ou de quelque chose ? L’etre le plus debile, le gamin sonne a toutes les portes quand il gele, ou se hisse pour ecrire son nom sur un monument vierge.

Le pere Goriot, vieillard de soixante-neuf ans environ, s’etait retire chez madame Vauquer, en 1813, apres avoir quitte les affaires. Il y avait d’abord pris l’appartement occupe par madame Couture, et donnait alors douze cents francs de pension, en homme pour qui cinq louis de plus ou de moins etaient une bagatelle. Madame Vauquer avait rafraichi les trois chambres de cet appartement moyennant une indemnite prealable qui paya, dit-on, la valeur d’un mechant ameublement compose de rideaux en calicot jaune, de fauteuils en bois verni couverts en velours d’Utrecht, de quelques peintures a la colle, et de papiers que refusaient les cabarets de la banlieue. Peut-etre l’insouciante generosite que mit a se laisser attraper le pere Goriot, qui vers cette epoque etait respectueusement nomme monsieur Goriot, le fit-elle considerer comme un imbecile qui ne connaissait rien aux affaires. Goriot vint muni d’une garde-robe bien fournie, le trousseau magnifique du negociant qui ne se refuse rien en se retirant du commerce. Madame Vauquer avait admire dix-huit chemises de demi-hollande, dont la finesse etait d’autant plus remarquable que le vermicellier portait sur son jabot dormant deux epingles unies par une chainette, et dont chacune etait montee d’un gros diamant. Habituellement vetu d’un habit bleu-barbeau, il prenait chaque jour un gilet de pique blanc, sous lequel fluctuait son ventre piriforme et proeminent, qui faisait rebondir une lourde chaine d’or garnie de breloques. Sa tabatiere, egalement en or, contenait un medaillon plein de cheveux qui le rendaient en apparence coupable de quelques bonnes fortunes. Lorsque son hotesse l’accusa d’etre un galantin, il laissa errer sur ses levres le gai sourire du bourgeois dont on a flatte le dada. Ses ormoires(il prononcait ce mot a la maniere du menu peuple) furent remplies par la nombreuse argenterie de son menage. Les yeux de la veuve s’allumerent quand elle l’aida complaisamment a deballer et ranger les louches, les cuillers a ragout, les couverts, les huiliers, les saucieres, plusieurs plats, des dejeuners en vermeil, enfin des pieces plus ou moins belles, pesant un certain nombre de marcs, et dont il ne voulait pas se defaire. Ces cadeaux lui rappelaient les solennites de sa vie domestique. « Ceci, dit-il a madame Vauquer en serrant un plat et une petite ecuelle dont le couvercle representait deux tourterelles qui se becquetaient, est le premier present que m’a fait ma femme, le jour de notre anniversaire. Pauvre bonne ! elle y avait consacre ses economies de demoiselle. Voyez-vous, madame ? j’aimerais mieux gratter la terre avec mes ongles que de me separer de cela. Dieu merci ! je pourrai prendre dans cette ecuelle mon cafe tous les matins durant le reste de mes jours. Je ne suis pas a plaindre, j’ai sur la planche du pain de cuit pour long-temps. » Enfin, madame Vauquer avait bien vu, de son ?il de pie, quelques inscriptions sur le grand-livre qui, vaguement additionnees, pouvaient faire a cet excellent Goriot un revenu d’environ huit a dix mille francs. Des ce jour, madame Vauquer, nee de Conflans, qui avait alors quarante-huit ans effectifs et n’en acceptait que trente-neuf, eut des idees. Quoique le larmier des yeux de Goriot fut retourne, gonfle, pendant, ce qui l’obligeait a les essuyer assez frequemment, elle lui trouva l’air agreable et comme il faut. D’ailleurs son mollet charnu, saillant, pronostiquait, autant que son long nez carre, des qualites morales auxquelles paraissait tenir la veuve, et que confirmait la face lunaire et naivement niaise du bonhomme. Ce devait etre une bete solidement batie, capable de depenser tout son esprit en sentiment. Ses cheveux en ailes de pigeon, que le coiffeur de l’ecole Polytechnique vint lui poudrer tous les matins, dessinaient cinq pointes sur son front bas, et decoraient bien sa figure. Quoique un peu rustaud, il etait si bien tire a quatre epingles, il prenait si richement son tabac, il le humait en homme si sur de toujours avoir sa tabatiere pleine de macouba, que le jour ou monsieur Goriot s’installa chez elle, madame Vauquer se coucha le soir en rotissant, comme une perdrix dans sa barde, au feu du desir qui la saisit de quitter le suaire du Vauquer pour renaitre en Goriot. Se marier, vendre sa pension, donner le bras a cette fine fleur de bourgeoisie, devenir une dame notable dans le quartier, y queter pour les indigents, faire de petites parties le dimanche a Choisy, Soissy, Gentilly ; aller au spectacle a sa guise, en loge, sans attendre les billets d’auteur que lui donnaient quelques-uns de ses pensionnaires, au mois de juillet ; elle reva tout l’Eldorado des petits menages parisiens. Elle n’avait avoue a personne qu’elle possedait quarante mille francs amasses sou a sou. Certes elle se croyait, sous le rapport de la fortune, un parti sortable. « Quant au reste, je vaux bien le bonhomme ! » se dit-elle en se retournant dans son lit, comme pour s’attester a elle-meme des charmes que la grosse Sylvie trouvait chaque matin moules en creux. Des ce jour, pendant environ trois mois, la veuve Vauquer profita du coiffeur de monsieur Goriot, et fit quelques frais de toilette, excuses par la necessite de donner a sa maison un certain decorum en harmonie avec les personnes honorables qui la frequentaient. Elle s’intrigua beaucoup pour changer le personnel de ses pensionnaires, en affichant la pretention de n’accepter desormais que les gens les plus distingues sous tous les rapports. Un etranger se presentait-il, elle lui vantait la preference que monsieur Goriot, un des negociants les plus notables et les plus respectables de Paris, lui avait accordee. Elle distribua des prospectus en tete desquels se lisait : MAISON VAUQUER. « C’etait, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimees pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agreables sur la vallee des Gobelins (on l’apercevait du troisieme etage), et un jolijardin, au bout duquel S’ETENDAIT une ALLEE de tilleuls. » Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus lui amena madame la comtesse de l’Ambermesnil, femme de trente-six ans, qui attendait la fin de la liquidation et le reglement d’une pension qui lui etait due, en qualite de veuve d’un general mort sur leschamps de bataille. Madame Vauquer soigna sa table, fit du feu dans les salons pendant pres de six mois, et tint si bien les promesses de son prospectus, qu’ elle y mit du sien. Aussi la comtesse disait-elle a madame Vauquer, en l’appelant chere amie, qu’elle lui procurerait la baronne de Vaumerland et la veuve du colonel comte Picquoiseau, deux de ses amies, qui achevaient au Marais leur terme dans une pension plus couteuse que ne l’etait la Maison Vauquer. Ces dames seraient d’ailleurs fort a leur aise quand les Bureaux de la Guerre auraient fini leur travail. « Mais, disait-elle, les Bureaux ne terminent rien. » Les deux veuves montaient ensemble apres le diner dans la chambre de madame Vauquer, et y faisaient de petites causettes en buvant du cassis et mangeant des friandises reservees pour la bouche de la maitresse. Madame de l’Ambermesnil approuva beaucoup les vues de son hotesse sur le Goriot, vues excellentes, qu’elle avait d’ailleurs devinees des le premier jour ; elle le trouvait un homme parfait.