Les Rêveries Du Promeneur Solitaire - Rousseau Jean-Jacques. Страница 16
Mais il faut avouer que cela se faisait bien mieux et plus agréablement dans une île fertile et solitaire, naturellement circonscrite et séparée du reste du monde, où rien ne m’offrait que des images riantes, où rien ne me rappelait des souvenirs attristants, où la société du petit nombre d’habitants était liante et douce sans être intéressante au point de m’occuper incessamment; où je pouvais enfin me livrer tout le jour sans obstacles et sans soins aux occupations de mon goût, ou à la plus molle oisiveté. L’occasion sans doute était belle pour un rêveur qui sachant se nourrir d’agréables chimères au milieu des objets les plus déplaisants, pouvait s’en rassasier à son aise en y faisant concourir tout ce qui frappait réellement ses sens. En sortant d’une longue et douce rêverie, en me voyant entouré de verdure, de fleurs, d’oiseaux, et laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques rivages qui bordaient une vaste étendue d’eau claire et cristalline, j’assimilais à mes fictions tous ces aimables objets et me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même et à ce qui m’entourait, je ne pouvais marquer le point de séparation des fictions aux réalités; tant tout concourait également à me rendre chère la vie recueillie et solitaire que je menais dans ce beau séjour. Que ne peut-elle renaître encore? que ne puis-je aller finir mes jours dans cette île chérie sans en ressortir jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappelât le souvenir des calamités de toute espèce qu’ils se plaisent à rassembler sur moi depuis tant d’années? Ils seraient bientôt oubliés pour jamais; sans doute ils ne m’oublieraient pas de même, mais que m’importerait, pourvu qu’ils n’eussent aucun accès pour y venir troubler mon repos? Délivré de toutes les passions terrestres qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s’élancerait fréquemment au-dessus de cette atmosphère, et commercerait d’avance avec les intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de temps. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux asile où ils n’ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m’empêcheront pas du moins de m’y transporter chaque jour sur les ailes de l’imagination, et d’y goûter durant quelques heures le même plaisir que si je l’habitais encore. Ce que j’y ferais de plus doux serait d’y rêver à mon aise. En rêvant que j’y suis ne fais-je pas la même chose? Je fais même plus; à l’attrait d’une rêverie abstraite et monotone je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets échappaient souvent à mes sens dans mes extases, et maintenant plus ma rêverie est profonde plus elle me les peint vivement. Je suis souvent plus au milieu d’eux et plus agréablement encore que quand j’y étais réellement. Le malheur est qu’à mesure que l’imagination s’attiédit cela vient avec plus de peine et ne dure pas si longtemps. Hélas, c’est quand on commence à quitter sa dépouille qu’on en est le plus offusqué!
SIXIÈME PROMENADE
Nous n’avons guère de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause dans notre cœur, si nous savions bien l’y chercher. Hier, passant sur le nouveau boulevard pour aller herboriser le long de la Bièvre du côté de Gentilly, je fis le crochet à droite en approchant de la barrière d’Enfer, et m’écartant dans la campagne j’allai par la route de Fontainebleau gagner les hauteurs qui bordent cette petite rivière. Cette marche était fort indifférente en elle-même, mais en me rappelant que j’avais fait plusieurs fois machinalement le même détour, j’en recherchai la cause en moi-même, et je ne pus m’empêcher de rire quand je vins à la démêler.
Dans un coin du boulevard, à la sortie de la barrière d’Enfer, s’établit journellement en été une femme qui vend du fruit, de la tisane et des petits pains. Cette femme a un petit garçon fort gentil mais boiteux, qui, clopinant avec ses béquilles, s’en va d’assez bonne grâce demander l’aumône aux passants. J’avais fait une espèce de connaissance avec ce petit bonhomme; il ne manquait pas chaque fois que je passais de venir me faire son petit compliment, toujours suivi de ma petite offrande. Les premières fois je fus charmé de le voir, je lui donnais de très bon cœur, et je continuai quelque temps de le faire avec le même plaisir, y joignant même le plus souvent celui d’exciter et d’écouter son petit babil que je trouvais agréable. Ce plaisir devenu par degrés habitude se trouva je ne sais comment transformé dans une espèce de devoir dont je sentis bientôt la gêne, surtout à cause de la harangue préliminaire qu’il fallait écouter, et dans laquelle il ne manquait jamais de m’appeler souvent M. Rousseau pour montrer qu’il me connaissait bien, ce qui m’apprenait assez au contraire qu’il ne me connaissait pas plus que ceux qui l’avaient instruit. Dès lors je passai par là moins volontiers, et enfin je pris machinalement l’habitude de faire le plus souvent un détour quand j’approchais de cette traverse.
Voilà ce que je découvris en y réfléchissant, car rien de tout cela ne s’était offert jusqu’alors distinctement à ma pensée. Cette observation m’en a rappelé successivement des multitudes d’autres qui m’ont bien confirmé que les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l’étais longtemps figuré. Je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter; mais il y a longtemps que ce bonheur a été mis hors de ma portée, et ce n’est pas dans un aussi misérable sort que le mien qu’on peut espérer de placer avec choix et avec fruit une seule action réellement bonne. Le plus grand soin de ceux qui règlent ma destinée ayant été que tout ne fût pour moi que fausse et trompeuse apparence, un motif de vertu n’est jamais qu’un leurre qu’on me présente pour m’attirer dans le piège où l’on veut m’enlacer. Je sais cela; je sais que le seul bien qui soit désormais en ma puissance est de m’abstenir d’agir de peur de mal faire sans le vouloir et sans le savoir.
Mais il fut des temps plus heureux où, suivant les mouvements de mon cœur, je pouvais quelquefois rendre un autre cœur content, et je me dois l’honorable témoignage que chaque fois que j’ai pu goûter ce plaisir je l’ai trouvé plus doux qu’aucun autre. Ce penchant fut vif, vrai, pur; et rien dans mon plus secret intérieur ne l’a jamais démenti. Cependant j’ai senti souvent le poids de mes propres bienfaits par la chaîne des devoirs qu’ils entraînaient à leur suite: alors le plaisir a disparu, et je n’ai plus trouvé dans la continuation des mêmes soins qui m’avaient d’abord charmé, qu’une gêne presque insupportable. Durant mes courtes prospérités beaucoup de gens recouraient à moi, et jamais dans tous les services que je pus leur rendre aucun d’eux ne fut éconduit. Mais de ces premiers bienfaits versés avec effusion de cœur naissaient des chaînes d’engagements successifs que je n’avais pas prévus et dont je ne pouvais plus secouer le joug. Mes premiers services n’étaient aux yeux de ceux qui les recevaient que les erres de ceux qui les devaient suivre; et dès que quelque infortuné avait jeté sur moi le grappin d’un bienfait reçu, c’en était fait désormais, et ce premier bienfait libre et volontaire devenait un droit indéfini à tous ceux dont il pouvait avoir besoin dans la suite, sans que l’impuissance même suffît pour m’en affranchir. Voilà comment des jouissances très douces se transformaient pour moi dans la suite en d’onéreux assujettissements.
Ces chaînes cependant ne me parurent pas très pesantes tant qu’ignoré du public je vécus dans l’obscurité. Mais quand une fois ma personne fut affichée par mes écrits, faute grave sans doute, mais plus qu’expiée par mes malheurs, dès lors je devins le bureau général d’adresse de tous les souffreteux ou soi-disant tels, de tous les aventuriers qui cherchaient des dupes, de tous ceux qui sous prétexte du grand crédit qu’ils feignaient de m’attribuer voulaient s’emparer de moi de manière ou d’autre. C’est alors que j’eus lieu de connaître que tous les penchants de la nature sans excepter la bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans prudence et sans choix, changent de nature et deviennent souvent aussi nuisibles qu’ils étaient utiles dans leur première direction. Tant de cruelles expériences changèrent peu à peu mes premières dispositions, ou plutôt les renfermant enfin dans leurs véritables bornes, elles m’apprirent à suivre moins aveuglément mon penchant à bien faire, lorsqu’il ne servait qu’à favoriser la méchanceté d’autrui.