Aline Et Valcour Ou Le Roman Philosophique – Tome I - de Sade Marquis Alphonse Francois. Страница 16

Ces différentes choses reconnues, il est devenu très-probable entre madame de Senneval, madame de Blamont et moi, que les noms de Mirville et de Delcour sont des noms supposés qui en cachent peut-être de bien plus intéressans pour madame de Blamont; n'osant néanmoins hasarder encore que des conjectures… Récapitulons ce qui les fonde.

L'éducation de Sophie dans un village si près d'une terre où monsieur de Blamont vient tous les ans voir sa femme… Cette singulière ressemblance… La liaison des deux amis si conforme à celles de messieurs de Blamont et d'Olbourg… leur âge… leurs portraits faits par Sophie et par sa nourrice, et où tous les traits de nos originaux se retrouvent… Leur état, l'un de robe, l'autre de finance.-Une légère objection se présente ici, je la sens… M. Delcour a été plusieurs fois chez Isabeau, on n'a jamais dit qu'il y fut venu de Vertfeuil; serait-il possible, si M. Delcour était le même que M. de Blamont, qu'il ne fût pas connu dans un village, si voisin d'une terre de sa femme? mais cette objection s'évanouit à l'examen: d'abord en voyant arriver M. Delcour à Berceuil, on peut fort bien ignorer de quel endroit il doit venir; il est possible d'ailleurs qu'il n'y soit jamais venu que de Paris. Secondement, on ne connaît Monsieur et Madame de Blamont, à Berceuil, que de réputation; on n'a pas la moindre idée de leur figure, ce peut donc être le même homme; il y a donc à parier que c'est le même homme, et si la combinaison est juste tu vois quel est l'odieux caractère, quel est le scélérat qui ose s'offrir à ton Aline! car, si Delcour est Blamont , n'en doutons point, Mirville n'est autre que d'Olbourg .

Dans cette circonstance épineuse madame de Blamont ne sait que décider… Faire rendre, à Sophie, une plainte contre M. de Mirville, est la faire porter contre M. Delcour. Or, si les noms nous abusent tu vois qui elle compromat dans cette plainte? cette idée l'arrête. -Cependant quelle arme elle laisse échapper, si elle ne saisit pas tout ceci, pour se débarrasser des poursuites d'un gendre, indigne d'elle assurément, s'il est coupable de l'infamie que nous recherchons. -Trouvera-t-elle jamais une plus belle occasion? N'aura-t-elle pas dans la supposition que les noms cachent ceux que nous soupçonnons, à se repentir toute sa vie de n'avoir pas profité de cet événement pour arrêter les démarches d'un homme dont l'alliance la déshonorerait… Si elle manque ce que lui offre le hasard, et que M. de Blamont triomphe, qu'intéressant son autorité et les loix, il parvienne à mettre Aline dans les bras de d'Olbourg, madame de Blamont ne mourra-t-elle pas de chagrin d'avoir eu tout ce qu'il fallait pour arrêter cet affreux sacrifice, et de ne l'avoir pas fait? Ces considérations, sur lesquelles je crus devoir fortement appuyer, la déterminèrent, enfin, à faire rendre une plainte à Orléans;-mais une plainte secrète, dont elle put être absolument la maîtresse; le juge s'est en conséquence rendu ce matin, à l'invitation qui lui a été faite; Sophie se trouvant un peu mieux, il a été introduit, et a reçu son exposition du fait simple et pur.-«D'un outrage commis sur elle; grosse par un monsieur de Mirville, financier à Paris, lequel était auteur de sa grossesse, et était venu la chercher au village de Berceuil, avec un de ses amis, il y a environ trois ans, pour l'entretenir sur le pied de sa maîtresse, ce qu'il a fait jusqu'au moment où il l'a indignement traitée, quoi-qu'enceinte, et mis à la porte de sa maison ect. ect. ect.».

Nous avons tous signés, elle comme partie, nous comme témoins de son état, Dominic signera à Orléans; et la plainte restera chez le magistrat, jusqu'à ce qu'il plaise à madame de Blamont de la réveiller.

Tout ceci se faisait à regret, et ne se serait jamais fait sans moi; mais je l'ai cru de la plus extrême nécessité. L'excellent caractère de Sophie, se refusait à une plainte.-Madame de Blamont tremblait de compromettre le personnage quelle croit envelopper, sous le nom de Delcour; on n'osait avouer au juge aucune de ces considérations; j'ai cru trouver le biais en ne nommant point monsieur Delcour, dans la plainte qui ne se trouve plus absolument portée que contre monsieur de Mirville.

Tu vois maintenant mon ami le motif qui a déterminé mes opérations, je n'ai eu que ton bonheur et ton intérêt en vue.-Si je me trompe redresse-moi; mais quelque puisse être l'excès de ta délicatesse, je doute pourtant qu'elle l'eût fait agir différemment, et j'ose croire que tu m'approuveras. Voici maintenant une autre idée, suite nécessaire de nos premières démarches, et qui peut-être s'accordera encore moins avec la droiture de ton âme; mais dont l'exécution pourtant me paraît indispensable.

Madame, ai-je dit à madame de Blamont, sitôt après le départ du magistrat, il me paraît que l'objet essentiel est de connaître maintenant le héros de notre aventure?

Madame de Blamont .-Ou cette découverte nous mènera-t-elle?-au même objet qui m'a fait vous conseiller la plainte; il vous faut des armes, le hasard vous en offre.-Mais si ces deux particuliers n'ont rien de commun avec ceux qui nous intéressent?-Vous saurez au moins à quoi vous en ternir, et tout reste alors dans les ténèbres.-Et si ce sont eux?-Vous vous retrouvez dans le même état… Vous êtes toujours maîtresse de la plainte de Sophie. Oh madame! si Mirville est d'Olbourg, irez-vous lui donner votre fille?-Cette idée me révolte, ne me l'offrez seulement pas.-Et si vous ne vous éclaircissez point, et que le scélérat soit d'Olbourg; que votre époux parvienne au but qu'il se propose, prévoyez-vous les remords qui vous déchireront?-Je n'y survivrais pas.-Il faut donc les éviter.-Déterville je me fie à vous; faites absolument tout ce que vous croirez convenable, mais usez, je vous en conjure, de la plus extrême modération.

L'objet, selon moi, était de se transporter sur les lieux mêmes; de tâcher de séduire la duègne Dubois, afin d'en tirer des éclaircissemens. Je suis convaincu qu'elle en pourrait fournir beaucoup. Trois moyens s'offraient pour nous amener la fidèle gardienne; celui d'aller la débaucher moi-même; celui de te charger de ce soin, et enfin celui de détacher d'ici un nommé Saint-Paul , vieux domestique de madame de Blamont, singulièrement attaché à sa maîtresse, et l'un des plus fins valets dont la livrée de France puisse se faire honneur. Le premier de ces moyens me repugnait un peu; j'étais bien sûr que tu ne te chargerais pas du second: nous avons donc adopté le troisième, et sans que tu t'en mêles, sans que Saint-Paul te voie même à Paris.-Il est décidé qu'il part demain avec cinquante louis dans sa poche, et qu'il ne revient point sans la vieille, ou sans les plus grandes lumières de sa part. Comme il a ordre de ne communiquer qu'avec nous, ce ne sera que par nous que tu apprendras les détails; sois en paix, du mistère et montre toi le moins possible pendant que nous allons agir.

Au moment du départ de ma lettre .

Sophie va mieux, Aline est fatiguée; elle a eu hier un peu de migraine, on a obtenu d'elle d'aller se coucher: Eugénie lui a promis de veiller Sophie comme elle même. Madame de Blamont est agitée; c'est madame de Senneval et moi qui tenons la maison et qui vaquons à tout.-Aline ne veut pas que je cachette sans te prouver par deux lignes, que son indisposition n'est rien.

Aline à Valcour .

P.S. Que d'événemens!… Que de soupçons!… Que de conjectures!… Ah! si le ciel a choisi cette manière pour nous éclairer, il ne laissera pas son ouvrage imparfait! Puisse tout ceci tourner à notre bonheur, sans troubler celui de l'être à qui je dois le jour. Son repos m'est plus cher que ma satisfaction même, et je ne dois jamais cesser de le respecter. Adieu, soyez tranquille, écrivez-nous, et comptez sur la tendresse de votre Aline, elle sera toujours inexprimable.

LETTRE DIX-HUITIÈME.

Le même au même.

Vertfeuil, ce 3 septembre.

Aline est tout-à-fait bien aujourd'hui, elle jouit du calme de son amie.-Du bonheur que lui fit éprouver, hier, la visite de son Isabeau. Dominic était revenu le premier du mois, et ayant trouvé sa malade dans le meilleur état, il ne crut nul inconvénient à lui laisser le plaisir d'embrasser sa nourrice. On a donc envoyé hier une voiture au curé de Berceuil, avec invitation à lui d'amener Isabeau, et comme on était parti de très-bonne heure, notre compagnie villageoise est arrivée pour dîner. A peine Sophie a-t-elle entendu le bruit du carrosse, qu'elle a voulu se lever pour voler dans les bras de sa nourrice; nous l'avons contenue. Madame de Blamont, voulant jouir de cette scène attendrissante, sans témoins qui put la refroidir, a laissé le curé un moment avec madame Senneval, et nous a amené Isabeau… Mais tous nos soins alors sont devenus impuissans près de Sophie, sitôt que la voix de sa bonne mère , (c'est ainsi qu'elle la nomme) a pu frapper son oreille; elle s'est précipitée dans la chambre, et est venue tomber aux pieds d'Isabeau. Le mouvement a été si vif, que nous avons été obligés de la rapporter dans son lit, où elle est restée quelques minutes sans connaissance; la bonne paysanne s'est jetée sur elle; elle l'a rappelée à la vie par ses caresses; elles se sont embrassées toutes deux, et les larmes qu'elles repandaient à grands flots se sont opposées d'abord aux expressions de leur mutuelle tendresse.-Eh bien! ma chère enfant, lui a dit Isabeau, dès que l'état où elles se trouvaient, leur a permis de s'entendre. Ne t'avais-je pas dit que tu serais malheureuse, dès que tu cesserais d'être sage. Sophie .-Les cruels! ils m'ont trompée; pourquoi me livrâtes vous à eux? Isabeau .-Avais-je des droits sur toi?… Mais il n'y a donc pas de ta faute? Sophie -Je n'ai été que malheureuse et séduite, tout le crime est de leur coté. Isabeau .-Que ne revenais-tu dans ma maison, tu savais bien qu'elle était ouverte à l'innocence? Sophie .-O ma bonne! ma bonne! aimez toujours votre Sophie; elle n'a jamais oublié vos conseils, ils ont toujours été gravés dans son coeur. Isabeau .-Cette pauvre enfant!-puis se tournant vers moi, en larmes: oh monsieur! ne vous étonnez pas si je l'aime-je la regarde comme ma fille, je n'ai point d'autre enfant qu'elle. Les scélérats, ils ne me l'enlevaient donc que pour la perdre?… Viens Sophie! viens,-tu trouveras toujours le bonheur et la tranquillité chez Isabeau; parce que la vertu, la religion n'en sortirent jamais. Et elles se sont rejetées dans les bras l'une de l'autre, et leurs larmes ont encore arrosé leurs seins.