Aline Et Valcour Ou Le Roman Philosophique – Tome I - de Sade Marquis Alphonse Francois. Страница 25

Le cinquième jour je commençais à m'impatienter, lorsque mon ami m'envoya une lettre qu'il venait de recevoir pour moi, par laquelle le curé m'invitait à venir dîner chez lui le lendemain, pour y apprendre, de la bouche même de Claudine, des événemens très-extraordinaires, et que j'étais bien loin de soupçonner.

Ce n'est pas sans peine, me dit cet honnête homme, dés qu'il m'aperçut, ce n'est pas sans promesse, et même sans un peu de rigueur, que je suis parvenu à tout découvrir; mais, enfin, nous tenons le secret, et vous allez en être instruit.-Monsieur, répondis-je, vos engagemens seront remplis; toutes les récompenses que vous avez pu promettre seront acquittées; mais quelques mystérieuse, que doivent être nos opérations, quelque certitude que je puisse vous donner qu'une telle cause ne sera jamais jugée, il faut pourtant qu'à tout événement les plus sages précautions soient prises; ainsi, jetez les yeux sur deux de vos paroissiens, gens notables, discrets et bien famés, que nous placerons, si vous le voulez bien, près du lieu où nous allons entendre Claudine, afin qu'ils puissent certifier ses aveux au besoin.-Je n'y vois point d'inconvéniens, me dit le curé, et dans l'instant il envoya prendre deux fermiers, dont il étoit sûr, leur fit jurer le secret et les cacha derrière un rideau de l'autre côté duquel fut placé la chaise destinée à Claudine; elle arriva, et le pasteur l'ayant engagée à répéter les mêmes choses qu'elle lui avait dites; elle convint devant moi des trois faits suivans:

1°. Que, monsieur de Blamont s'était transporté chez elle le 13 août, surveille de la prétendue mort de Claire , et lui avait dit qu'il destinait à cette fille un sort des plus avantageux; mais qu'il avait à faire à une femme pi grièche, qui se déclarait contre l'établissement qu'il projetait pour cet enfant, parce qu'il s'agissait d'aller aux indes; que ne voulant, ni faire perdre à sa fille le riche mariage qu'il lui destinait, ni heurter de front les volontés de sa femme, il avait imaginé de faire passer cette petite fille pour morte, de l'élever secrètement loin de Paris, et de ne déclarer la fraude à sa femme que quand la jeune personne serait mariée; mais que le consentement de la nourrice était nécessaire à la réussite de son projet; qu'il lui demandait donc avec instance de ne pas s'opposer à une légère ruse, dont il ne devait résulter qu'un bien; que, elle, ne voyant rien à cela contre sa conscience, avait consenti à répandre le faux bruit de la mort de cette Claire , moyennant que le président la dédommagerait, ce qu'il avait fait sur-le-champ, par un présent de cinquante louis, et que dès le lendemain elle avait tout préparé pour le succès de la feinte.

2°. Qu'ayant mûrement réfléchi toute la journée du quatorze, au sort heureux dont le président lui avait dit que devait jouir la petite Claire , et sa fille à elle Claudine, se trouvant d'une ressemblance très-singulière avec celle du président, elle avait imaginée de mettre l'une a la place de l'autre, afin de faire le bonheur de sa fille; qu'en conséquence de cette résolution, elle avait préparée les deux ruses à-la-fois; qu'elle avait mis sa petite fille dans le berceau de Claire ; qu'elle avait envoyée Claire comme son enfant chez une de ses voisines, en prétextant que le mauvais air était dans sa maison, et qu'elle n'y voulait pas exposer sa fille; que cette première scène arrangée, elle s'était occupée de l'autre; qu'elle avait publié la maladie de la fille de monsieur de Blamont, et peu-après sa mort; qu'elle avait mis le cadavre d'un chien dans une boîte de plomb devant le président même, accouru de Paris sur la nouvelle de la maladie de sa fille; que le service s'était fait, en conséquence, à la paroisse, et que monsieur de Blamont trompé comme il avait voulu tromper les autres, avait emmené dès le soir même la fille de Claudine au lieu de la sienne.

3°. Que, se trouvant encore tout son lait, elle avait sollicité des nourritures, et que huit jours après l'événement, dont il vient d'être question, madame la comtesse de Kerneuil, venue de Bretagne à Paris, pour recueillir une succession essentielle où sa présence était plus nécessaire que celle de son mari, était accouchée d'une fille presqu'en arrivant; que cette fille, confiée aux soins de l'accoucheur, qui protégeait Claudine, avait été conduite dès le lendemain chez cette Claudine, pour y être nourrie avec le plus grand soin; cet enfant établi au Pré-Saint-Gervais y avait reçu une seule fois la visite de sa mère; laquelle obligée de repartir fort vite pour Rennes, avait vivement recommandé sa fille à Claudine, assurant qu'elle enverrait sans faute, une voiture et une femme à elle, reprendre cette petite dans deux ans, avec une forte récompense à la nourrice. Mais qu'au bout de trois mois cette.petite fille, nommée Elisabeth, était morte, et qu'elle, Claudine, pour ne pas manquer la récompense promise; très-peu attachée à la petite Claire qui lui restait du président de Blamont, elle avait fait une nouvelle fourberie, quand la femme de madame la comtesse de Kerneuil était venue; qu'alors elle avait mis Claire à la place d'Elisabeth, et avait publié que c'était sa fille qu'elle avait perdue; qu'elle avait soutenue cette fraude essentielle au maintien des autres, envers le curé même, à qui elle avait fait enterrer Elisabeth de Kerneuil, sous le nom de sa fille.

Ces expositions, comme tu le vois mon cher Déterville, établissent donc l'existence, présente ou passée, de trois enfans. 1°. Claire de Blamont, crue morte, et réellement mise à la place d'Elisabeth de Kerneuil, devant exister à Rennes aujourd'hui sous ce nom. Voilà où est la fille de madame de Blamont.

2°. Jeanne Dupuis, fille de Claudine, enlevée par le président, élevée à Berceuil, sous le nom de Sophie, existante maintenant à Vertfeuille.

3°. Et, enfin, Elisabeth de Kerneuil, très-effectivement morte à trois mois chez Claudine, et enterrée dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais, sous le nom de la fille de Claudine… De cette fille déjà cédée par elle au président, et n'existant plus que fictivement chez elle dans Claire de Blamont, donnée ensuite à madame de Kerneuil.

Telles sont les fraudes et les suppositions de cette malhonnête créature; mais comme nous devions user de finesse, nous avons eu l'air de rire de ses atrocités, et nous l'avons congédiée avec dix-louis, après lui avoir fait signer ses aveux et le serment sur l'évangile qu'elle n'en imposait en rien; les témoins ont signé de même: je t'envoie les originaux de ces actes, et tout étant fini nous nous sommes juré mutuellement le mystère, ne nous réservant d'établir juridiquement nos preuves, que si le cas le requérait.

Le curé voulait que j'écrivisse à madame de Kerneuil, c'est l'affaire de madame de Blamont, ai-je dit; je vais l'instruire, elle agira comme elle le jugera à propos: notre rôle a nous, est de soutenir au besoin tout ce que nous savons, et de ne rien réveiller; il s'est rendu à mes raisons, et nous nous sommes quittés.

L'impossibilité où je suis maintenant de donner des conseils à madame de Blamont, dans ce flux et reflux d'événemens prodigieux, m'engage à taire mes réflexions; mais j'oserai pourtant lui dire qu'elle doit continuer d'écouter sa pitié et son coeur dans ce qui regarde la malheureuse Sophie, avec les précautions très-essentielles de ne la rendre ni au président ni à sa mère: deux êtres qui ne feraient assurément pas son bonheur. A l'égard de Claire, la réclamer, l'enlever à madame de Kerneuil, auprès de laquelle elle est sans doute fort heureuse, et cela pour la rendre à un père qui dès le berceau avait conspiré contr'elle; serait-ce travailler à sa félicité? Madame de Blamont doit, ce me semble, s'informer seulement du sort de cette fille, et si ce sort est tel qu'il doit l'être, cette jeune personne, appartenant à une femme titrée, établie dans la capitale d'une grande province, il faut l'en laisser jouir. Quelque sacrifice qu'il en coûte au coeur de notre amie, parce qu'en plaidant elle gagnerait sans doute; mais toute riche qu'elle est, donnerait elle à cette cadette le sort qu'elle lui fairait perdre en qualité d'héritière unique de la maison de Kerneuil , titre certifié par Claudine… Non, en vérité, elle ne l'a dédommagerait point. Qu'elle combine donc et agisse d'après cela, ayant toujours devant les yeux le danger extrême de remettre cette fille entre les mains de son mari: pese ces raisons, Déterville. Je sens bien qu'il y a une espèce de fraude malhonnête à laisser subsister celle de la nourrice, que c'est frustrer les véritables héritiers de madame de Kerneuil, et prendre par conséquent un parti blâmable. Mais en adoptant l'autre, que de nouveaux crimes à redouter; est-il donc contre la conscience de l'honnête homme de prendre entre deux maux certains, celui qui lui paraît le moins dangereux. Pour quant au président tu vois, mon ami, que le crime n'en est pas moins dans son âme, et que s'il ne l'a pas commis, c'est qu'il a trouvé des entraves par le crime opposé de la Claudine, comme si c'était une des loix du sort, que de petits forfaits dussent toujours arrêter l'effet des plus grands… vérité terrible qui nous fait voir l'affreuse nécessité du mal sur la terre, qui nous démontre que ce ne sont que par de légers maux que les plus grands se suspendent; ainsi que de certains insectes qui nous gênent et dont néanmoins l'utile existence nous empêche d'être incommodés par de plus venimeux.

Quoiqu'il en soit, quelle horreur de noircir cette malheureuse Sophie, par des accusations graves, pour lui enlever jusqu'aux généreux soins de sa protectrice; on cherche toujours à rendre odieux ceux qu'on maltraite mal à propos, afin d'apaiser ses remords, et de légitimer ses injustices… Mais ces deux fourbes ne se contentent pas d'un mensonge, ils y joignent la plus insigne calomnie; quelle apparence que cette fille honnête, sensible et douce, quelque puisse être sa naissance, soit coupable de ce dont on l'accuse… La Dubois, dont les aveux paraissent si vrais, et qui ne s'est rûe que sur ce qu'il était impossible qu'elle eût appris, n'a rien dit qui ressemblât à cela; vois comme la méchanceté s'alimente par ses propres effets; plus on lui donne, plus elle exige, et chaque frein qu'on lui laisse briser n'accroît que d'avantage l'ardent désir qu'elle a d'en rompre de nouveaux.

Je suis persuadé, mon ami, que le vice peut conduire l'homme à un tel point de dépravation, qu'il doit devenir comme impossible à celui qui le nourrit en soi de concevoir même l'idée de la vertu; dès-lors, ou sa vie lui paraît fastidieuse, ou il faut qu'il en empoisonne chaque minute par ce venin qui le gangrène; arrivé là, il ne se contente plus de faire simplement le mal, il veut même ne jamais faire le bien, et son coeur abreuvé d'une perversité d'habitude, éprouve aux impressions de la vertu la même sorte de douleur, que ressent l'âme du juste à la seule idée du forfait; et quel est le premier vice qui nous entraîne à tous ceux-la?… Le libertinage… n'en doutons point il est inouï ce qu'il éteint, ce qu'il détériore, ce qu'il envenime; inexprimable à quel degré il relâche les ressorts de l'âme… Blase la conscience en la contraignant à métamorphoser en plaisirs les retours fâcheux de ses erreurs, et voilà sans doute ce que cette passion a de plus dangereux, qu'aucune de celles qui dévorent l'homme, puisque le souvenir des actions où les autres le portent sont des remords cuisans, d'affreuses jouissances dans celles-ci.