Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux - France Anatole. Страница 11
L’eveque y trouva sa niece accroupie sur le plancher, echevelee, les yeux brillants de larmes, pres d’un coffre ouvert et vide, dans la salle en desordre.
Il lui demanda la cause de cette douleur et de la confusion qui regnait autour d’elle. Alors, tournant vers lui ses regards desoles, elle lui conta avec mille soupirs que Robin, Robin echappe du saloir, Robin si mignon, lui ayant dit maintes fois que, si elle avait envie d’une robe, d’une parure, d’un joyau, il lui preterait avec plaisir l’argent necessaire pour l’acheter, elle avait eu recours assez souvent a son obligeance, qui semblait inepuisable, mais que, ce matin meme, un juif nomme Seligmann etait venu chez elle avec quatre sergents, lui avait presente les billets signes par elle a Robin, et que, comme elle manquait d’argent pour les payer, il avait emporte toutes les robes, toutes les coiffures, tous les bijoux qu’elle possedait.
– Il a pris, dit-elle en gemissant, mes corps et mes jupes de velours, de brocart et de dentelle, mes diamants, mes emeraudes, mes saphirs, mes jacinthes, mes amethystes, mes rubis, mes grenats, mes turquoises; il m’a pris ma grande croix de diamants a tetes d’anges en email, mon grand carcan, compose de deux tables de diamants, de trois cabochons et de six n?uds de quatre perles chacun; il m’a pris mon grand collier de treize tables de diamants avec vingt perles en poire sur ouvrage a canetille…!
Et, sans en dire davantage, elle sanglota dans son mouchoir.
– Ma fille, repondit le saint eveque, une vierge chretienne est assez paree quand elle a pour collier la modestie, et la chastete pour ceinture. Toutefois il vous convenait, issue d’une tres noble et tres illustre famille, de porter des diamants et des perles. Vos joyaux etaient le tresor des pauvres, et je deplore qu’ils vous aient ete ravis.
Il l’assura qu’elle les retrouverait surement en ce monde ou dans l’autre; il lui dit tout ce qui pouvait adoucir ses regrets et calmer sa peine, et il la consola. Car elle avait une ame douce et qui voulait etre consolee. Mais il la quitta lui-meme tres afflige.
Le lendemain, comme il se preparait a dire la messe en la cathedrale, le saint eveque vit venir a lui, dans la sacristie, les trois juifs Seligmann, Issachar et Meyer, qui, coiffes du chapeau vert et la rouelle a l’epaule, lui presenterent tres humblement les billets que Robin leur avait passes. Et le venerable pontife ne pouvant les payer, ils appelerent une vingtaine de portefaix, avec des paniers, des sacs, des crochets, des chariots, des cordes, des echelles, et commencerent a crocheter les serrures des armoires, des coffres et des tabernacles. Le saint homme leur jeta un regard qui eut foudroye trois chretiens. Il les menaca des peines dues en ce monde et dans l’autre au sacrilege; leur representa que leur seule presence dans la demeure du Dieu qu’ils avaient crucifie appelait le feu du ciel sur leur tete. Ils l’ecouterent avec le calme de gens pour qui l’anatheme, la reprobation, la malediction et l’execration etaient le pain quotidien. Alors il les pria, les supplia, leur promit de payer sitot qu’il le pourrait, au double, au triple, au decuple, au centuple, la dette dont ils etaient acquereurs. Ils s’excuserent poliment de ne pouvoir differer leur petite operation. L’eveque les menaca de faire sonner le tocsin, d’ameuter contre eux le peuple qui les tuerait comme des chiens en les voyant profaner, violer, derober les images miraculeuses et les saintes reliques. Ils montrerent en souriant les sergents qui les gardaient. Le roi Berlu les protegeait parce qu’ils lui pretaient de l’argent.
A cette vue, le saint eveque, reconnaissant que la resistance devenait rebellion et se rappelant Celui qui recolla l’oreille de Malchus, resta inerte et muet, et des larmes ameres roulerent de ses yeux. Seligmann, Issachar et Meyer enleverent les chasses d’or ornees de pierreries, d’emaux et de cabochons, les reliquaires en forme de coupe, de lanterne, de nef, de tour, les autels portatifs en albatre encadre d’or et d’argent, les coffrets emailles par les habiles ouvriers de Limoges et du Rhin, les croix d’autel, les evangeliaires recouverts d’ivoire sculpte et de camees antiques, les peignes liturgiques ornes de festons de pampres, les diptyques consulaires, les pyxides, les chandeliers, les candelabres, les lampes, dont ils soufflaient la sainte lumiere et versaient l’huile benite sur les dalles; les lustres semblables a de gigantesques couronnes, les chapelets aux grains d’ambre et de perles, les colombes eucharistiques, les ciboires, les calices, les patenes, les baisers de paix, les navettes a encens, les burettes, les ex-voto sans nombre, pieds, mains, bras, jambes, yeux, bouches, entrailles, c?urs en argent, et le nez du roi Sidoc et le sein de la reine Blandine, et le chef en or massif de monseigneur saint Cromadaire, premier apotre de Vervignole et benoit patron de Trinqueballe. Ils emporterent enfin l’image miraculeuse de madame sainte Gibbosine, que le peuple de Vervignole n’invoquait jamais en vain dans les pestes, les famines et les guerres. Cette image tres antique et tres venerable etait de feuilles d’or battu, clouees a une armature de cedre et toutes couvertes de pierres precieuses, grosses comme des ?ufs de canard, qui jetaient des feux rouges, jaunes, bleus, violets, blancs. Depuis trois cents ans ses yeux d’email, grands ouverts sur sa face d’or, frappaient d’un tel respect les habitants de Trinqueballe, qu’ils la voyaient, la nuit, en reve, splendide et terrible, les menacant de maux tres cruels s’ils ne lui donnaient en quantite suffisante de la cire vierge et des ecus de six livres. Sainte Gibbosine gemit, trembla, chancela sur son socle et se laissa emporter sans resistance hors de la basilique ou elle attirait depuis un temps immemorial d’innombrables pelerins.
Apres le depart des larrons sacrileges, le saint eveque Nicolas gravit les marches de l’autel depouille et consacra le sang de Notre-Seigneur dans un vieux calice d’argent allemand mince et tout cabosse. Et il pria pour les affliges et notamment pour Robin qu’il avait, par la volonte de Dieu, tire du saloir.
V
A peu de temps de la, le roi Berlu vainquit les Mambourniens dans une grande bataille. Il ne s’en apercut pas d’abord, parce que les luttes armees presentent toujours une grande confusion et que les Vervignolais avaient perdu depuis deux siecles l’habitude de vaincre. Mais la fuite precipitee et desordonnee des Mambourniens l’avertit de son avantage. Au lieu de battre en retraite, il se lanca a la poursuite de l’ennemi et recouvra la moitie de son royaume. L’armee victorieuse entra dans la ville de Trinqueballe, toute pavoisee et fleurie en son honneur, et dans cette illustre capitale de la Vervignole fit un grand nombre de viols, de pillages, de meurtres et d’autres cruautes, incendia plusieurs maisons, saccagea les eglises et prit dans la cathedrale tout ce que les juifs y avaient laisse, ce qui, a vrai dire, etait peu de chose. Maxime, qui, devenu chevalier et capitaine de quatre-vingts lances, avait beaucoup contribue a la victoire, penetra des premiers dans la ville et se rendit tout droit a la maison des Musiciens, ou demeurait la belle Mirande, qu’il n’avait pas vue depuis son depart pour la guerre. Il la trouva dans sa chambre qui filait sa quenouille et fondit sur elle avec une telle furie que cette jeune demoiselle perdit son innocence sans, autant dire, s’en apercevoir. Et, lorsque, revenue de sa surprise, elle s’ecria: «Est-ce, vous, seigneur Maxime? Que faites-vous la?» et qu’elle se mit en devoir de repousser l’agresseur, il descendait tranquillement la rue, rajustant son harnais et lorgnant les filles.