Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan. Страница 12
Article III. – Que certains ambassadeurs etant venus depuis peu a la cour de Blefuscu pour demander la paix a Sa Majeste, ledit Flestrin, comme un sujet deloyal, aurait secouru, aide, soulage et regale lesdits ambassadeurs, quoiqu’il les connut pour etre ministres d’un prince qui venait d’etre recemment l’ennemi declare de Sa Majeste imperiale, et dans une guerre ouverte contre Sadite Majeste;
Article IV. – Que ledit Quinbus Flestrin, contre le devoir d’un fidele sujet, se disposerait actuellement a faire un voyage a la cour de Blefuscu, pour lequel il n’a recu qu’une permission verbale de Sa Majeste imperiale, et, sous pretexte de ladite permission, se proposerait temerairement et perfidement de faire ledit voyage, et de secourir, soulager et aider le roi de Blefuscu…
«Il y a encore d’autres articles, ajouta-t-il; mais ce sont les plus importants dont je viens de vous lire un abrege. Dans les differentes deliberations sur cette accusation, il faut avouer que Sa Majeste a fait voir sa moderation, sa douceur et son equite, representant plusieurs fois vos services et tachant de diminuer vos crimes. Le tresorier et l’amiral ont opine qu’on devait vous faire mourir d’une mort cruelle et ignominieuse, en mettant le feu a votre hotel pendant la nuit, et le general devait vous attendre avec vingt mille hommes armes de fleches empoisonnees, pour vous frapper au visage et aux mains. Des ordres secrets devaient etre donnes a quelques-uns de vos domestiques pour repandre un suc venimeux sur vos chemises, lequel vous aurait fait bientot dechirer votre propre chair et mourir dans des tourments excessifs. Le general s’est rendu au meme avis, en sorte que, pendant quelque temps, la pluralite des voix a ete contre vous; mais Sa Majeste, resolue de vous sauver la vie, a gagne le suffrage du chambellan. Sur ces entrefaites, Reldresal, premier secretaire d’Etat pour les affaires secretes, a recu ordre de l’empereur de donner son avis, ce qu’il a fait conformement a celui de Sa Majeste, et certainement il a bien justifie l’estime que vous avez pour lui: il a reconnu que vos crimes etaient grands, mais qu’ils meritaient neanmoins quelque indulgence: il a dit que l’amitie qui etait entre vous et lui etait si connue, que peut-etre on pourrait le croire prevenu en votre faveur; que, cependant, pour obeir au commandement de Sa Majeste, il voulait dire son avis avec franchise et liberte; que si Sa Majeste, en consideration de vos services et suivant la douceur de son esprit, voulait bien vous sauver la vie et se contenter de vous faire crever les deux yeux, il jugeait avec soumission que, par cet expedient, la justice pourrait etre en quelque sorte satisfaite, et que tout le monde applaudirait a la clemence de l’empereur, aussi bien qu’a la procedure equitable et genereuse de ceux qui avaient l’honneur d’etre ses conseillers; que la perte de vos yeux ne ferait point d’obstacle a votre force corporelle, par laquelle vous pourriez etre encore utile a Sa Majeste; que l’aveuglement sert a augmenter le courage, en nous cachant les perils; que l’esprit en devient plus recueilli et plus dispose a la decouverte de la verite; que la crainte que vous aviez pour vos yeux etait la plus grande difficulte que vous aviez eue a surmonter en vous rendant maitre de la flotte ennemie, et que ce serait assez que vous vissiez par les yeux des autres, puisque les plus puissants princes ne voient pas autrement. Cette proposition fut recue avec un deplaisir extreme par toute l’assemblee. L’amiral Bolgolam, tout en feu, se leva, et, transporte de fureur, dit qu’il etait etonne que le secretaire osat opiner pour la conservation de la vie d’un traitre; que les services que vous aviez rendus etaient, selon les veritables maximes d’Etat, des crimes enormes; que vous, qui etiez capable d’eteindre tout a coup un incendie en arrosant d’urine le palais de Sa Majeste (ce qu’il ne pouvait rappeler sans horreur), pourriez quelque autrefois, par le meme moyeu, inonder le palais et toute la ville, ayant une pompe enorme disposee a cet effet; et que la meme force qui vous avait mis en etat d’entrainer toute la flotte de l’ennemi pourrait servir a la reconduire, sur le premier mecontentement, a l’endroit d’ou vous l’aviez tiree; qu’il avait des raisons tres fortes de penser que vous etiez gros-boutien au fond de votre c?ur, et parce que la trahison commence au c?ur avant qu’elle paraisse dans les actions, comme gros-boutien, il vous declara formellement traitre et rebelle, et declara qu’on devait vous faire mourir.
«Le tresorier fut du meme avis. Il fit voir a quelles extremites les finances de Sa Majeste etaient reduites par la depense de votre entretien, ce qui deviendrait bientot insoutenable; que l’expedient propose par le secretaire de vous crever les yeux, loin d’etre un remede contre ce mal, l’augmenterait selon toutes les apparences, comme il parait par l’usage ordinaire d’aveugler certaines volailles, qui, apres cela, mangent encore plus et s’engraissent plus promptement; que Sa Majeste sacree et le conseil, qui etaient vos juges, etaient dans leurs propres consciences persuades de votre crime, ce qui etait une preuve plus que suffisante pour vous condamner a mort, sans avoir recours a des preuves formelles requises par la lettre rigide de la loi.
«Mais Sa Majeste imperiale, etant absolument determinee a ne vous point faire mourir, dit gracieusement que, puisque le conseil jugeait la perte de vos yeux un chatiment trop leger, on pourrait en ajouter un autre. Et votre ami le secretaire, priant avec soumission d’etre ecoute encore pour repondre a ce que le tresorier avait objecte touchant la grande depense que Sa Majeste faisait pour votre entretien, dit que Son Excellence, qui seule avait la disposition des finances de l’empereur, pourrait remedier facilement a ce mal en diminuant votre table peu a peu, et que, par ce moyen, faute d’une quantite suffisante de nourriture, vous deviendriez faible et languissant et perdriez l’appetit et bientot apres la vie. Ainsi, par la grande amitie du secretaire, toute l’affaire a ete determinee a l’amiable; des ordres precis ont ete donnes pour tenir secret le dessein de vous faire peu a peu mourir de faim. L’arret pour vous crever les yeux a ete enregistre dans le greffe du conseil, personne ne s’y opposant, si ce n’est l’amiral Bolgolam. Dans trois jours, le secretaire aura ordre de se rendre chez vous et de lire les articles de votre accusation en votre presence, et puis de vous faire savoir la grande clemence et grace de Sa Majeste et du conseil, en ne vous condamnant qu’a la perte de vos yeux, a laquelle Sa Majeste ne doute pas que vous vous soumettiez avec la reconnaissance et l’humilite qui conviennent. Vingt des chirurgiens de Sa Majeste se rendront a sa suite et executeront l’operation par la decharge adroite de plusieurs fleches tres aigues dans les prunelles de vos yeux lorsque vous serez couche a terre. C’est a vous a prendre les mesures convenables que votre prudence vous suggerera. Pour moi, afin de prevenir tout soupcon, il faut que je m’en retourne aussi secretement que je suis venu.»
Son Excellence me quitta, et je restai seul livre aux inquietudes. C’etait un usage introduit par ce prince et par son ministere (tres different, a ce qu’on m’assure, de l’usage des premiers temps), qu’apres que la cour avait ordonne un supplice pour satisfaire le ressentiment du souverain ou la malice d’un favori, l’empereur devait faire une harangue a tout son conseil, parlant de sa douceur et de sa clemence comme de qualites reconnues de tout le monde. La harangue de l’empereur a mon sujet fut bientot publiee par tout l’empire, et rien n’inspira tant de terreur au peuple que ces eloges de la clemence de Sa Majeste, parce qu’on avait remarque que plus ces eloges etaient amplifies, plus le supplice etait ordinairement cruel et injuste. Et, a mon egard, il faut avouer que, n’etant pas destine par ma naissance ou par mon education a etre homme de cour, j’entendais si peu les affaires, que je ne pouvais decider si l’arret porte contre moi etait doux ou rigoureux, juste ou injuste. Je ne songeai point a demander la permission de me defendre; j’aimais autant etre condamne sans etre entendu: car ayant autrefois vu plusieurs proces semblables, je les avais toujours vus termines selon les instructions donnees aux juges et au gre des accusateurs et puissants.