Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan. Страница 5

J’avais une poche en particulier, qui ne fut point visitee, dans laquelle il y avait une paire de lunettes, dont je me sers quelquefois a cause de la faiblesse de mes yeux, un telescope, avec plusieurs autres bagatelles que je crus de nulle consequence pour l’empereur, et que, pour cette raison, je ne decouvris point aux commissaires, apprehendant qu’elles ne fussent gatees ou perdues si je venais a m’en dessaisir.

Chapitre III

L’auteur divertit l’empereur et les grands de l’un et de l’autre sexe d’une maniere fort extraordinaire. Description des divertissements de la cour de Lilliput. L’auteur est mis en liberte a certaines conditions.

L’empereur voulut un jour me donner le divertissement de quelque spectacle, en quoi ces peuples surpassent toutes les nations que j’ai vues, soit pour l’adresse, soit pour la magnificence; mais rien ne me divertit davantage que lorsque je vis des danseurs de corde voltiger sur un fil blanc bien mince, long de deux pieds onze pouces.

Ceux qui pratiquent cet exercice sont les personnes qui aspirent aux grands emplois, et souhaitent de devenir les favoris de la cour; ils sont pour cela formes des leur jeunesse a ce noble exercice, qui convient surtout aux personnes de haute naissance. Quand une grande charge est vacante, soit par la mort de celui qui en etait revetu, soit par sa disgrace (ce qui arrive tres souvent), cinq ou six pretendants a la charge presentent une requete a l’empereur pour avoir la permission de divertir Sa Majeste et sa cour d’une danse sur la corde, et celui qui saute le plus haut sans tomber obtient la charge. Il arrive tres souvent qu’on ordonne aux grands magistrats de danser aussi sur la corde, pour montrer leur habilete et pour faire connaitre a l’empereur qu’ils n’ont pas perdu leur talent. Flimnap, grand tresorier de l’empire, passe pour avoir l’adresse de faire une cabriole sur la corde au moins un pouce plus haut qu’aucun autre seigneur de l’empire; je l’ai vu plusieurs fois faire le saut perilleux (que nous appelons le somerset) sur une petite planche de bois attachee a une corde qui n’est pas plus grosse qu’une ficelle ordinaire.

Ces divertissements causent souvent des accidents funestes, dont la plupart sont enregistres dans les archives imperiales. J’ai vu moi-meme deux ou trois pretendants s’estropier; mais le peril est beaucoup plus grand quand les ministres recoivent ordre de signaler leur adresse; car, en faisant des efforts extraordinaires pour se surpasser eux-memes et pour l’emporter sur les autres, ils font presque toujours des chutes dangereuses.

On m’assura qu’un an avant mon arrivee, Flimnap se serait infailliblement casse la tete en tombant, si un des coussins du roi ne l’eut preserve.

Il y a un autre divertissement qui n’est que pour l’empereur, l’imperatrice et pour le premier ministre. L’empereur met sur une table trois fils de soie tres delies, longs de six pouces; l’un est cramoisi, le second jaune, et le troisieme blanc. Ces fils sont proposes comme prix a ceux que l’empereur veut distinguer par une marque singuliere de sa faveur. La ceremonie est faite dans la grand’chambre d’audience de Sa Majeste, ou les concurrents sont obliges de donner une preuve de leur habilete, telle que je n’ai rien vu de semblable dans aucun autre pays de l’ancien ou du nouveau monde.

L’empereur tient un baton, les deux bouts paralleles a l’horizon, tandis que les concurrents, s’avancant successivement, sautent par-dessus le baton. Quelquefois l’empereur tient un bout et son premier ministre tient l’autre; quelquefois le ministre le tient tout seul. Celui qui reussit le mieux et montre plus d’agilite et de souplesse en sautant est recompense de la soie cramoisie; la jaune est donnee au second, et la blanche au troisieme. Ces fils, dont ils font des baudriers, leur servent dans la suite d’ornement et, les distinguant du vulgaire, leur inspirent une noble fierte.

L’empereur ayant un jour donne ordre a une partie de son armee, logee dans sa capitale et aux environs, de se tenir prete, voulut se rejouir d’une facon tres singuliere. Il m’ordonna de me tenir debout comme un autre colosse de Rhodes, mes pieds aussi eloignes l’un de l’autre que je les pourrais etendre commodement; ensuite il commanda a son general, vieux capitaine fort experimente, de ranger les troupes en ordre de bataille et de les faire passer en revue entre mes jambes, l’infanterie par vingt-quatre de front, et la cavalerie par seize, tambours battants, enseignes deployees et piques hautes. Ce corps etait compose de trois mille hommes d’infanterie et de mille de cavalerie.

Sa Majeste prescrivit, sous peine de mort, a tous les soldats d’observer dans la marche la bienseance la plus exacte envers ma personne, ce qui n’empecha pas quelques-uns des jeunes officiers de lever les yeux en haut pendant qu’ils passaient au-dessous de moi. Et, pour confesser la verite, ma culotte etait alors en si mauvais etat qu’elle leur donna l’occasion d’eclater de rire.

J’avais presente ou envoye tant de memoires ou de requetes pour ma liberte, que Sa Majeste, a la fin, proposa l’affaire, premierement au conseil des depeches, et puis au Conseil d’Etat, ou il n’y eut d’opposition que de la part du ministre Skyresh Bolgolam, qui jugea a propos, sans aucun sujet, de se declarer, contre moi; mais tout le reste du conseil me fut favorable, et l’empereur appuya leur avis. Ce ministre, qui etait galbet, c’est-a-dire grand amiral, avait merite la confiance de son maitre par son habilete dans les affaires; mais il etait d’un esprit aigre et fantasque. Il obtint que les articles touchant les conditions auxquelles je devais etre mis en liberte seraient dresses par lui-meme. Ces articles me furent apportes par Skyresh Bolgolam en personne, accompagne de deux sous-secretaires et de plusieurs gens de distinction. On me dit d’en promettre l’observation par serment, prete d’abord a la facon de mon pays, et ensuite a la maniere ordonnee par leurs lois, qui fut de tenir l’orteil de mon pied droit dans ma main gauche, de mettre le doigt du milieu de ma main droite sur le haut de ma tete, et le pouce sur la pointe de mon oreille droite. Mais, comme le lecteur peut etre curieux de connaitre le style de cette cour et de savoir les articles preliminaires de ma delivrance, j’ai fait une traduction de l’acte entier mot pour mot:

«Golbasto momaren eulame gurdilo shefin mully ully gue, tres puissant empereur de Lilliput, les delices et la terreur de l’univers, dont les Etats s’etendent a cinq mille blustrugs (c’est-a-dire environ six lieues en circuit) aux extremites du globe, souverain de tous les souverains, plus haut que les fils des hommes, dont les pieds pressent la terre jusqu’au centre, dont la tete touche le soleil, dont un clin d’?il fait trembler les genoux des potentats, aimable comme le printemps, agreable comme l’ete, abondant comme l’automne, terrible comme l’hiver; a tous nos sujets aimes et feaux, salut. Sa tres haute Majeste propose a l’homme Montagne les articles suivants, lesquels, pour preliminaire, il sera oblige de ratifier par un serment solennel:

«I. L’homme Montagne ne sortira point de nos vastes Etats sans notre permission scellee du grand sceau.

«II. Il ne prendra point la liberte d’entrer dans notre capitale sans notre ordre expres, afin que les habitants soient avertis deux heures auparavant de se tenir enfermes chez eux.