Contes merveilleux, Tome II - Andersen Hans Christian. Страница 41

Le vieux reverbere

Il etait une fois un honnete vieux reverbere qui avait rendu de bons et loyaux services pendant de longues, longues annees, et on s'appretait a le remplacer. C'etait le dernier soir qu'il etait sur son poteau et eclairait la rue; il se sentit un peu comme un vieux figurant de ballet qui danse pour la derniere fois et sait que des le lendemain il sera mis au rancart. Le reverbere redoutait terriblement ce lendemain. Il savait qu'on l'amenerait a la mairie ou trente-six sages de la ville l'examineraient pour decider s'il etait encore bon pour le service ou pas. C'est la qu'on deciderait s'il devait eclairer un pont ou une usine a la campagne. Il se pouvait aussi qu'on l'envoyat directement dans une fonderie pour l'y faire fondre et dans ce cas il pouvait devenir vraiment n'importe quoi d'autre.

Quel que fut son sort, il ferait ses adieux au vieux gardien de nuit et a sa femme. Il les considerait comme sa propre famille. Il etait devenu reverbere en meme temps que l'homme etait devenu veilleur de nuit. La femme, a l'epoque, avait un comportement altier et ne s'occupait du reverbere que le soir, quand elle passait par la, mais jamais dans la journee. Au cours des dernieres annees, depuis qu'ils avaient vieilli tous les trois, le veilleur, sa femme et le reverbere, la femme du veilleur s'en occupait elle aussi, nettoyait la lampe et y versait de l'huile. C'etaient de braves gens, l'un comme l'autre.

Ainsi le reverbere etait dans la rue pour son dernier soir et demain il irait a la mairie. Ces deux sombres pensees le hantaient et vous vous imaginez sans doute comment il brulait. Mais d'autres idees encore lui passaient par la tete. Il ne lui viendrait jamais a l'esprit d'en parler a haute voix, car c'etait un reverbere bien eleve qui ne voulait blesser personne. Mais que de souvenirs! Par moments, sa flamme montait brusquement, comme si le reverbere avait soudainement senti: Oui, il y a quelqu'un qui se souvient de moi. Par exemple ce beau garcon autrefois… Oh, oui, bien des annees ont passe depuis! Il etait venu vers moi avec une lettre sur papier rose pale, si fin et a bordure doree, et si joliment ecrite; c'etait une ecriture de femme. Il lut la lettre deux fois puis l'embrassa. Ensuite, il leva la tete, me regarda et ses yeux disaient: «Je suis le plus heureux des hommes!» Oui, lui et moi, nous etions les seuls a savoir ce que la premiere lettre de sa bien-aimee contenait… Je me rappelle aussi d'une autre paire d'yeux; c'est curieux comme mes pensees sautent d'un sujet a l'autre. Un magnifique cortege funebre passa dans la rue. Dans le cercueil gisait, sur la voiture couverte de soie, une jeune et jolie femme. Que de fleurs, de couronnes et de torches brulantes! J'en fus presque souffle. Sur le trottoir il y avait plein de gens qui suivaient lentement le cortege. Lorsque les torches furent hors de vue, je regardai autour de moi, un homme se tenait encore la et pleurait. Jamais je n'oublierai la tristesse de ces yeux qui me regardaient!»

Des pensees diverses venaient ainsi au vieux reverbere qui eclairait la rue ce soir pour la derniere fois. Le factionnaire que l'on releve connait la personne qui va le remplacer et peut meme echanger quelques paroles avec elle. Le reverbere ne savait pas qui allait le remplacer et pourtant, il etait a meme de donner a son remplacant quelques bons conseils, sur la pluie et la rouille par exemple ou sur la lune qui eclaire le trottoir ou encore sur la direction du vent.

Trois candidats s'etaient presentes sur le bord de la rigole, croyant que c'etait le reverbere lui-meme qui attribuait l'emploi. Le premier etait une tete de hareng. Comme elle luisait dans l'obscurite elle pensait que si c'etait elle qui montait sur le poteau, cela ferait economiser de l'huile. Le deuxieme etait un morceau de bois pourri, qui brillait lui aussi, et certainement bien mieux que n'importe quelle morue salee, comme il le fit entendre. D'autre part, il etait le dernier morceau d'un arbre qui avait ete autrefois la gloire de la foret. Le troisieme etait un ver luisant. Le reverbere ne savait pas d'ou il etait venu, mais il etait la, et meme si bien la, qu'il luisait. Mais la tete de hareng et le bois pourri jurerent qu'il ne luisait que de temps en temps et que des lors il ne pouvait etre pris en consideration. Le vieux reverbere dit qu'aucun d'eux n'eclairait assez pour etre reverbere. Evidemment, ils ne voulurent pas l'admettre, et lorsqu'ils apprirent que le reverbere lui-meme ne pouvait attribuer sa fonction a personne, ils se rejouirent et dirent qu'ils en etaient tres heureux puisque de toute facon le reverbere etait vraiment bien trop senile et donc incapable de choisir son remplacant.

A ce moment, le vent arriva du coin de la rue, il passa au travers de la mitre du vieux reverbere et lui dit:

– Comment, j'apprends que tu vas partir demain? Je te vois donc ici ce soir pour la derniere fois? Il faut absolument que je te fasse un cadeau! Je vais souffler de l'air en toi et tu te rappelleras ensuite nettement ce que tu auras vu et entendu; tu auras la tete si claire que tu entendras tout ce que l'on dira ou lira.

– C'est formidable, marmonna le vieux reverbere, merci beaucoup. Pourvu seulement que je ne sois pas fondu!

– Tu ne le seras pas encore, le rassura le vent. Je te rafraichirai maintenant la memoire, et si on t'offre plusieurs petits cadeaux de ce genre, tu auras une vieillesse plutot gaie.

– Pourvu que je ne sois pas fondu, repeta le reverbere. Est-ce que dans ce cas la aussi, je me rappellerai tout?

– Vieux reverbere, sois raisonnable, souffla le vent.

La lune apparut a cet instant.

– Et vous, que donnez-vous? demanda le vent.

– Je ne donnerai rien, repondit la lune. Je suis sur le declin. Les reverberes n'ont jamais lui pour moi, c'est toujours moi qui ai lui pour eux.

La lune se cacha derriere les nuages, elle ne voulait pas etre ennuyee. Une goutte d'eau tomba alors directement sur la mitre du reverbere. On aurait pu penser qu'elle venait du toit, mais la goutte expliqua qu'elle etait un cadeau envoye par les nuages gris, et un cadeau peut-etre meilleur que tous les autres.

– Je penetrerai en toi et tu auras la faculte, une nuit, quand tu le souhaiteras, de rouiller, de t'effondrer et de devenir poussiere.

Mais le reverbere trouva que c'etait un bien mauvais cadeau et le vent fut du meme avis:

– N'aurais-tu rien de mieux a proposer? Souffla-t-il de toutes ses forces.

A cet instant, ils virent une etoile filante suivie d'une longue et fine trainee.

– Qu'est-ce que c'etait? s'ecria la tete de hareng. N'etait-ce pas une etoile? Je pense qu'elle est entree directement dans le reverbere! Si cet emploi est convoite par de si importants personnages, il n'y a pas de place pour moi.

La-dessus, elle s'en alla et les autres aussi. Le vieux reverbere brilla soudain avec une force etonnante:

– Quel beau cadeau! Moi, pauvre vieux reverbere, remarque par ces etoiles etincelantes qui m'avaient toujours tellement ravi et qui brillent avec tant d'eclat. Moi-meme je n'ai jamais reussi a briller si fort malgre tous mes efforts, et j'aurais pourtant tant voulu! Elles m'ont envoye une des leurs avec un cadeau, et desormais tout ce que je me rappellerai et tout ce que moi-meme verrai nettement, pourra etre vu egalement par tous ceux que j'aime. Et c'est cela le vrai bonheur, car si je n'ai personne avec qui la partager, ma joie n'est pas complete.

– C'est en effet une idee tres estimable, dit le vent. Mais tu n'as pas l'air de savoir que pour cela il te faudrait une bougie de cire. Si aucune bougie n'est allumee en toi, personne n'y verra rien. Et cela, les petites etoiles n'y ont pas songe. Elles pensent sans doute que tout ce qui brille a au moins une bougie a l'interieur. Mais je suis fatigue, declara le vent. Je vais me coucher.

Le jour suivant… bah! le jour suivant ne nous interesse pas. Le soir suivant donc, le reverbere etait sur un fauteuil et ou?… Chez le vieux veilleur de nuit. Il avait reussi a garder le reverbere en recompense de ses longs et loyaux services. Les trente-six hommes s'etaient moques de lui, mais ils le lui avaient donne, puisqu'il le desirait tant. A present, le reverbere etait couche sur le fauteuil pres du poele chaud. Il prenait presque tout le fauteuil, comme si la chaleur l'avait fait grandir. Les vieux epoux etaient a table en train de diner et, emus, jetaient de temps en temps un regard sur le vieux reverbere; ils auraient voulu qu'il vienne s'installer a table avec eux. Ils habitaient, il est vrai, en sous-sol, a deux aunes sous terre et pour acceder au logement il fallait passer par une entree pavee; mais il y faisait bien bon car la porte etait calfeutree avec des bouts de tissu. Tout y etait propre et range, le lit etait couvert d'un baldaquin, de petits rideaux decoraient les fenetres et, derriere eux, il y avait deux pots de fleurs etranges. Christian, le marin, les avait apportes des Indes orientales ou occidentales, ils ne savaient plus exactement. C'etaient deux elephants en terre, et on mettait la terre dans leurs dos ouverts. Dans l'un d'eux poussait une tres belle ciboulette-il servait de potager aux petits vieux-dans l'autre fleurissait un grand geranium-c'etait leur jardin. Au mur etait accrochee une image coloriee, c'etait «le Congres de Vienne», de sorte qu'ils avaient dans leur chambre toute la cour royale et imperiale! Une pendule a lourds poids de plomb faisait «tic-tac». Elle etait toujours en avance, mais apres tout cela valait mieux que si elle retardait, disaient les vieux. Le reverbere avait l'impression que le monde entier etait a l'envers. Mais lorsque le vieux veilleur de nuit le regarda et se mit a raconter tout ce qu'ils avaient vecu ensemble, par la pluie et la rouille, dans les nuits d'ete courtes et claires ou dans les tempetes de neige et comme il faisait bon de rentrer dans le petit logement du sous-sol, tout se remit en place pour le vieux reverbere. Il eut l'impression de sentir a nouveau le vent; oui, comme si le vent l'avait rallume.