Contes merveilleux, Tome II - Andersen Hans Christian. Страница 43

Les petits obeissaient, mais les canards autour d'eux les regardaient et s'exclamaient a haute voix:

– Encore une famille de plus, comme si nous n'etions pas deja assez. Et il y en a un vraiment affreux, celui-la nous n'en voulons pas.

Une cane se precipita sur lui et le mordit au cou.

– Laissez le tranquille, dit la mere. Il ne fait de mal a personne.

– Non, mais il est trop grand et mal venu. Il a besoin d'etre rosse.

– Elle a de beaux enfants, cette mere! dit la vieille cane au chiffon rouge, tous beaux, a part celui-la: il n'est guere reussi. Si on pouvait seulement recommencer les enfants rates!

– Ce n'est pas possible, Votre Grace, dit la mere des canetons; il n'est pas beau mais il est tres intelligent et il nage bien, aussi bien que les autres, mieux meme. J'espere qu'en grandissant il embellira et qu'avec le temps il sera tres presentable.

Elle lui arracha quelques plumes du cou, puis le lissa:

– Du reste, c'est un male, alors la beaute n'a pas tant d'importance.

– Les autres sont adorables, dit la vieille. Vous etes chez vous, et si vous trouvez une tete d'anguille, vous pourrez me l'apporter.

Cependant, le pauvre caneton, trop grand, trop laid, etait la risee de tous. Les canards et meme les poules le bousculaient. Le dindon-ne avec des eperons-et qui se croyait un empereur, gonflait ses plumes comme des voiles. Il se precipitait sur lui en poussant des glouglous de colere. Le pauvre caneton ne savait ou se fourrer. La fille de basse-cour lui donnait des coups de pied. Ses freres et soeurs, eux-memes, lui criaient:

– Si seulement le chat pouvait te prendre, phenomene!

Et sa mere:

– Si seulement tu etais bien loin d'ici!

C'en etait trop! Le malheureux, d'un grand effort s'envola par-dessus la haie, les petits oiseaux dans les buissons se sauvaient a tire d'aile.

«Je suis si laid que je leur fais peur», pensa-t-il en fermant les yeux.

Il courut tout de meme jusqu'au grand marais ou vivaient les canards sauvages. Il tombait de fatigue et de chagrin et resta la toute la nuit.

Au matin, les canards en voyant ce nouveau camarade s'ecrierent:

– Qu'est-ce que c'est que celui-la?

Notre ami se tournait de droite et de gauche, et saluait tant qu'il pouvait.

– Tu es affreux, lui dirent les canards sauvages, mais cela nous est bien egal pourvu que tu n'epouses personne de notre famille.

Il ne songeait guere a se marier, le pauvre! Si seulement on lui permettait de coucher dans les roseaux et de boire l'eau du marais.

Il resta la deux jours. Vinrent deux oies sauvages, deux jars plutot, car c'etaient des males, il n'y avait pas longtemps qu'ils etaient sortis de l'oeuf et ils etaient tres desinvoltes.

– Ecoute, camarade, dirent-ils, tu es laid, mais tu nous plais. Veux-tu venir avec nous et devenir oiseau migrateur? Dans un marais a cote il y a quelques charmantes oiselles sauvages, toutes demoiselles bien capables de dire coin, coin (oui, oui), et laid comme tu es, je parie que tu leur plairas.

Au meme instant, il entendit Pif! Paf!, les deux jars tomberent raides morts dans les roseaux, l'eau devint rouge de leur sang. Toute la troupe s'egailla et les fusils claquerent de nouveau.

Des chasseurs passaient, ils cernerent le marais, il y en avait meme grimpes dans les arbres. Les chiens de chasse couraient dans la vase. Platch! Platch! Les roseaux volaient de tous cotes; le pauvre caneton, epouvante, essayait de cacher sa tete sous son aile quand il vit un immense chien terrifiant, la langue pendante, les yeux etincelants. Son museau, ses dents pointues etaient deja prets a le saisir quand-Klap! il partit sans le toucher.

– Oh! Dieu merci! je suis si laid que meme le chien ne veut pas me mordre.

Il se tint tout tranquille pendant que les plombs sifflaient et que les coups de fusils claquaient.

Le calme ne revint qu'au milieu du jour, mais le pauvre n'osait pas se lever, il attendit encore de longues heures, puis quittant le marais il courut a travers les champs et les pres, malgre le vent qui l'empechait presque d'avancer.

Vers le soir, il atteignit une pauvre masure paysanne, si miserable qu'elle ne savait pas elle-meme de quel cote elle avait envie de tomber, alors elle restait debout provisoirement. Le vent sifflait si fort qu'il fallait au caneton s'asseoir sur sa queue pour lui resister. Il s'apercut tout a coup que l'un des gonds de la porte etait arrache, ce qui laissait un petit espace au travers duquel il etait possible de se glisser dans la cabane. C'est ce qu'il fit.

Une vieille paysanne habitait la, avec son chat et sa poule. Le chat pouvait faire le gros dos et ronronner. Il jetait meme des etincelles si on le caressait a rebrousse-poil. La poule avait les pattes toutes courtes, elle pondait bien et la femme les aimait tous les deux comme ses enfants.

Au matin, ils remarquerent l'inconnu. Le chat fit chum et la poule fit cotcotcot.

– Qu'est-ce que c'est que ca! dit la femme.

Elle n'y voyait pas tres clair et crut que c'etait une grosse cane egaree.

«Bonne affaire, pensa-t-elle, je vais avoir des oeufs de cane. Pourvu que ce ne soit pas un male. Nous verrons bien.»

Le caneton resta a l'essai, mais on s'apercut tres vite qu'il ne pondait aucun oeuf. Le chat etait le maitre de la maison et la poule la maitresse. Ils disaient: «Nous et le monde», ils pensaient bien en etre la moitie, du monde, et la meilleure. Le caneton etait d'un autre avis, mais la poule ne supportait pas la contradiction.

– Sais-tu pondre? demandait-elle.

– Non.

– Alors, tais-toi.

Et le chat disait:

– Sais-tu faire le gros dos, ronronner?

– Non.

– Alors, n'emets pas des opinions absurdes quand les gens raisonnables parlent. Le caneton, dans son coin, etait de mauvaise humeur; il avait une telle nostalgie d'air frais, de soleil, une telle envie de glisser sur l'eau. Il ne put s'empecher d'en parler a la poule.

– Qu'est-ce qui te prend, repondit-elle. Tu n'as rien a faire, alors tu te montes la tete. Tu n'as qu'a pondre ou a ronronner, et cela te passera.

– C'est si delicieux de glisser sur l'eau, dit le caneton, si exquis quand elle vous passe par-dessus la tete et de plonger jusqu'au fond!

– En voila un plaisir, dit la poule. Tu es completement fou. Demande au chat, qui est l'etre le plus intelligent que je connaisse, s'il aime glisser sur l'eau ou plonger la tete dedans. Je ne parle meme pas de moi. Demande a notre hotesse, la vieille paysanne. Il n'y a pas plus intelligent. Crois-tu qu'elle a envie de nager et d'avoir de l'eau par-dessus la tete?

– Vous ne me comprenez pas, soupirait le caneton.

– Alors, si nous ne te comprenons pas, qui est-ce qui te comprendra! Tu ne vas tout de meme pas croire que tu es plus malin que le chat ou la femme… ou moi-meme! Remercie plutot le ciel de ce qu'on a fait pour toi. N'es-tu pas la dans une chambre bien chaude avec des gens capables de t'apprendre quelque chose? Mais tu n'es qu'un vaurien, et il n'y a aucun plaisir a te frequenter. Remarque que je te veux du bien et si je te dis des choses desagreables, c'est que je suis ton amie. Essaie un peu de pondre ou de ronronner!

– Je crois que je vais me sauver dans le vaste monde, avoua le caneton.

– Eh bien! vas-y donc.

Il s'en alla.

L'automne vint, les feuilles dans la foret passerent du jaune au brun, le vent les faisait voler de tous cotes. L'air etait froid, les nuages lourds de grele et de neige, dans les haies nues les corbeaux croassaient kre! kru! kra! oui, il y avait de quoi grelotter. Le pauvre caneton n'etait guere heureux.

Un soir, au soleil couchant, un grand vol d'oiseaux sortit des buissons. Jamais le caneton n'en avait vu de si beaux, d'une blancheur si immaculee, avec de longs cous ondulants. Ils ouvraient leurs larges ailes et s'envolaient loin des contrees glacees vers le midi, vers les pays plus chauds, vers la mer ouverte. Ils volaient si haut, si haut, que le caneton en fut impressionne; il tournait sur l'eau comme une roue, tendait le cou vers le ciel… il poussa un cri si etrange et si puissant que lui-meme en fut effraye.