Contes merveilleux, Tome I - Andersen Hans Christian. Страница 11

– Chacun a sa place! cria-t-il.

Puis il rit de son action comme d'une chose fort amusante, et les autres rirent egalement. Toute la societe menait un grand vacarme, les chiens aboyaient et on entendait des bribes d'une vieille chanson:

De beaux oiseaux viennent avec le vent!

La pauvre gardeuse d'oies versa des larmes en tombant; elle saisit de la main une des branches pendantes du saule et se tint ainsi suspendue au-dessus du fosse.

Quand la chasse fut passee, elle travailla a sortir de la, mais la branche se rompit et la gardeuse d'oies allait tomber a la renverse dans les roseaux, quand une main robuste la saisit.

C'etait un cordonnier ambulant qui l'avait apercue de loin et s'etait empresse de venir a son secours.

– Chacun a sa place! dit-il ironiquement, apres le seigneur, en la deposant sur le chemin.

Il remit alors la branche cassee a sa place.»A sa place», c'est trop dire. Plus exactement il la planta dans la terre meuble.

– Pousse si tu peux, lui dit-il, et fournis leur une bonne flute aux gens de la haut! Puis il entra dans le chateau, mais non dans la grande salle, car il etait trop peu de chose pour cela. Il se mela aux gens de service qui regarderent ses marchandises et en acheterent.

A l'etage au-dessus, a la table d'honneur, on entendait un vacarme qui devait etre du chant, mais les convives ne pouvaient faire mieux. C'etaient des cris et des aboiements; on faisait ripaille. Le vin et la biere coulaient dans les verres et dans les pots; les chiens de chasse etaient aussi dans la salle. Un jeune homme les embrassa l'un apres l'autre, apres avoir essuye la bave de leurs levres avec leurs longues oreilles.

On fit monter le cordonnier avec ses marchandises, mais seulement pour s'amuser un peu de lui. Le vin avait tourne les tetes. On offrit au malheureux de boire du vin dans un bas.

– Presse-toi! lui cria-t-on.

C'etait si drole qu'on eclata de rire! Puis ce fut le tour des cartes; troupeaux entiers, fermes, terres etaient mis en jeu.

– Chacun a sa place! s'ecria le cordonnier, quand il fut sorti de cette Sodome et de cette Gomorrhe, selon ses propres termes. Le grand chemin, voila ma vraie place. La-haut je n'etais pas dans mon assiette.

Et la petite gardeuse d'oies lui faisait du sentier un signe d'approbation.

Des jours passerent et des semaines. La branche cassee que le cordonnier avait plante ca sur le bord du fosse etait fraiche et verte, et a son tour produisait de nouvelles pousses. La petite gardeuse d'oies s'apercut qu'elle avait pris racine; elle s'en rejouit extremement, car c'etait son arbre, lui semblait-il.

Mais si la branche poussait bien, au chateau, en revanche, tout allait de mal en pis, a cause du jeu et des festins: ce sont la deux mauvais bateaux sur lesquels il ne vaut rien de s'embarquer.

Dix ans ne s'etaient point ecoules que le seigneur dut quitter le chateau pour aller mendier avec un baton et une besace. La propriete fut achetee par un riche cordonnier, celui justement que l'on avait raille et bafoue et a qui on avait offert du vin dans un bas. La probite et l'activite sont de bons auxiliaires; du cordonnier, ils firent le maitre du chateau. Mais a partir de ce moment, on n'y joua plus aux cartes.

– C'est une mauvaise invention, disait le maitre. Elle date du jour ou le diable vit la Bible. Il voulut faire quelque chose de semblable et inventa le jeu de cartes.

Le nouveau maitre se maria; et avec qui? Avec la petite gardeuse d'oies qui etait toujours demeuree gentille, humble et bonne. Dans ses nouveaux habits, elle paraissait aussi elegante que si elle etait nee de haute condition. Comment tout cela arriva-t-il? Ah! c'est un peu trop long a raconter; mais cela eut lieu et, encore, le plus important nous reste a dire.

On menait une vie tres agreable au vieux manoir. La mere s'occupait elle-meme du menage; le pere prenait sur lui toutes les affaires du dehors. C'etait une vraie benediction; car, la ou il y a deja du bien-etre, tout changement ne fait qu'en apporter un peu plus. Le vieux chateau fut nettoye et repeint; on cura les fosses, on planta des arbres fruitiers. Tout prit une mine attrayante. Le plancher lui-meme etait brillant comme du cuivre poli. Pendant les longs soirs d'hiver, la maitresse de la maison restait assise dans la grande salle avec toutes ses servantes, et elle filait de la laine et du lin. Chaque dimanche soir, on lisait tout haut un passage de la Bible. C'etait le conseiller de justice qui lisait, et le conseiller n'etait autre que le cordonnier colporteur, elu a cette dignite sur ses vieux jours. Les enfants grandissaient, car il leur etait ne des enfants; s'ils n'avaient pas tous des dispositions remarquables, comme cela arrive dans chaque famille, du moins tous avaient recu une excellente education.

Le saule, lui, etait devenu un arbre magnifique qui grandissait libre et non taille.

– C'est notre arbre genealogique! disaient les vieux maitres; il faut l'honorer et le venerer, enfants.

Et meme les moins bien doues comprenaient un tel conseil.

Cent annees passerent.

C'etait de nos jours. Le lac etait devenu un marecage; le vieux chateau etait en ruines. On ne voyait la qu'un petit abreuvoir ovale et un coin des fondations a cote; c'etait ce qui restait des profonds fosses de jadis. Il y avait la aussi un vieil et bel arbre qui laissait tomber ses branches. C'etait l'arbre genealogique. On sait combien un saule est superbe quand on le laisse croitre a sa guise. Il etait bien ronge au milieu du tronc, de la racine jusqu'au faite; les orages l'avaient bien un peu abime, mais il tenait toujours, et dans les fentes ou le vent avait apporte de la terre, poussaient du gazon et des fleurs. Tout en haut du tronc, la ou les grandes branches prenaient naissance, il y avait tout un petit jardin avec des framboisiers et des aubepines. Un petit arbousier meme avait pousse, mince et elance, sur le vieil arbre qui se refletait dans l'eau noire de l'abreuvoir. Un petit sentier abandonne traversait la cour tout pres de la. Le nouveau manoir etait sur le haut de la colline, pres de la foret. On avait de la une vue superbe.

La demeure etait grande et magnifique, avec des vitres si claires qu'on pouvait croire qu'il n'y en avait pas.

Rien n'etait en discordance.»Tout a sa place!» etait toujours le mot d'ordre. C'est pourquoi tous les tableaux qui, jadis, avaient eu la place d'honneur dans le vieux manoir etaient suspendus maintenant dans un corridor. N'etaient-ce pas des «croutes», a commencer par deux vieux portraits representant, l'un, un homme en habit rouge, coiffe d'une perruque, l'autre, une dame poudree, les cheveux releves, une rose a la main? Une grande couronne de feuilles de saule les entourait. Il y avait de grands trous ronds dans la toile; ils avaient ete faits par les jeunes barons qui, tirant a la carabine, prenaient pour cible les deux pauvres vieux, le conseiller de justice et sa femme, les deux ancetres de la maison. Le fils du pasteur etait precepteur au chateau. Il mena un jour les petits barons et leur soeur ainee, qui venait d'etre confirmee, par le petit sentier qui conduisait au vieux saule.

Quand on fut au pied de l'arbre, le plus jeune des barons voulut se tailler une flute comme il l'avait deja fait avec d'autres saules, et le precepteur arracha une branche.

– Oh! ne faites pas cela! s'ecria, mais trop tard, la petite fille. C'est notre illustre vieux saule! Je l'aime tant! On se moque de moi pour cela, a la maison, mais cela m'est egal. Il y a une legende sur le vieil arbre…

Elle conta alors tout ce que nous venons de dire au sujet de l'arbre, du vieux chateau, de la gardeuse d'oies et du colporteur dont la famille illustre et la jeune baronne elle-meme descendait.

Ces braves gens ne voulaient pas se laisser anoblir, dit-elle.»Chacun et chaque chose a sa place» etait leur devise. L'argent ne leur semblait pas un titre suffisant pour qu'on les elevat au-dessus de leur rang. Ce fut leur fils, mon grand-pere, qui devint baron. Il avait de grandes connaissances et etait tres considere et tres aime du prince et de la princesse qui l'invitaient a toutes leurs fetes. C'etait lui que la famille reverait le plus, mais je ne sais pourquoi, il y a en moi quelque chose qui m'attire surtout vers les deux ancetres. Ils devaient etre si affables, dans leur vieux chateau ou la maitresse de la maison filait assise au milieu de ses servantes et ou le maitre lisait la Bible tout haut.