Contes merveilleux, Tome I - Andersen Hans Christian. Страница 25

Une fois par an seulement il nous est permis de visiter le pays de nos aieux. Nous pouvons y rester onze jours! onze jours pour survoler notre grande foret et apercevoir de loin notre chateau natal ou vit notre pere, la haute tour de l'eglise ou repose notre mere. Les arbres, les buissons nous sont ici familiers, ici les chevaux sauvages courent sur la plaine comme au temps de notre enfance, ici le charbonnier chante encore les vieux airs sur lesquels nous dansions, ici est notre chere patrie, ici enfin nous t'avons retrouvee, toi notre petite soeur cherie. Nous ne pouvons plus rester que deux jours ici, puis il faudra nous envoler par-dessus la mer vers un pays certes beau, mais qui n'est pas notre pays. Et comment t'emmenerons-nous? Nous qui n'avons ni barque, ni bateau?

– Et comment pourrai-je vous sauver? demanda leur petite soeur.

Ils en parlerent presque toute la nuit.

Elisa s'eveilla au bruissement des ailes des cygnes. Les freres de nouveau metamorphoses volaient au-dessus d'elle, puis s'eloignerent tout a fait; un seul, le plus jeune, demeura en arriere, il posa sa tete sur les genoux de la jeune fille qui caressa ses ailes blanches. Tout le jour ils resterent ensemble, le soir les autres etaient de retour, et une fois le soleil couche ils avaient repris leur forme reelle.

– Demain, nous nous envolerons d'ici pour ne pas revenir de toute une annee, mais nous ne pouvons pas t'abandonner ainsi. As-tu le courage de venir avec nous? Mon bras est assez fort pour te porter a travers le bois, comment tous ensemble n'aurions-nous pas des ailes assez puissantes pour voler avec toi par dessus la mer?

– Oui, emmenez-moi! dit Elisa.

Ils passerent toute la nuit a tresser un filet de souple ecorce de saule et de joncs resistants. Ce filet devint grand et solide, Elisa s'y etendit et lorsque parut le soleil et que les freres furent changes en cygnes, ils saisirent le filet dans leurs becs et s'envolerent tres haut, vers les nuages, portant leur soeur cherie encore endormie. Comme les rayons du soleil tombaient juste sur son visage, l'un des freres vola au-dessus de sa tete pour que ses larges ailes etendues lui fassent ombrage.

Ils etaient loin de la terre lorsque Elisa s'eveilla, elle crut rever en se voyant portee au-dessus de l'eau, tres haut dans l'air. A cote d'elle etaient placees une branche portant de delicieuses baies mures et une botte de racines savoureuses, le plus jeune des freres etait alle les cueillir et les avait deposees pres d'elle, elle lui sourit avec reconnaissance car elle savait bien que c'etait lui qui volait au-dessus de sa tete et l'ombrageait de ses ailes.

– Ils volaient si haut que le premier voilier apparu au-dessous d'eux semblait une mouette posee sur l'eau. Un grand nuage passait derriere eux, une veritable montagne sur laquelle Elisa vit l'ombre d'elle-meme et de ses onze freres en une image gigantesque, ils formaient un tableau plus grandiose qu'elle n'en avait jamais vu, mais a mesure que le soleil montait et que le nuage s'eloignait derriere eux, ces ombres fantastiques s'effacaient.

Tout le jour, ils volerent comme une fleche sifflant dans l'air, moins vite pourtant que d'habitude puisqu'ils portaient leur soeur. Un orage se preparait, le soir approchait; inquiete, Elisa voyait le soleil decliner et le rocher solitaire n'etait pas encore en vue. Il lui parut que les battements d'ailes des cygnes etaient toujours plus vigoureux. Helas! c'etait sa faute s'ils n'avancaient pas assez vite. Quand le soleil serait couche, ils devaient redevenir des hommes, tomber dans la mer et se noyer.

Alors, du plus profond de son coeur monta vers Dieu une ardente priere. Cependant elle n'apercevait encore aucun rocher, les nuages se rapprochaient, des rafales de vent de plus en plus violentes annoncaient la tempete, les nuages s'amassaient en une seule enorme vague de plomb qui s'avancait menacante.

Le soleil etait maintenant tout pres de toucher la mer, le coeur d'Elisa fremit, les cygnes piquerent une descente si rapide qu'elle crut tomber, mais tres vite ils planerent de nouveau. Maintenant le soleil etait a moitie sous l'eau, alors seulement elle apercut le petit recif au-dessous d'elle, pas plus grand qu'un phoque qui sortirait la tete de l'eau. Le soleil s'enfoncait si vite, il n'etait plus qu'une etoile -alors elle toucha du pied le sol ferme-et le soleil s'eteignit comme la derniere etincelle d'un papier qui brule. Coude contre coude, ses freres se tenaient debout autour d'elle, mais il n'y avait de place que pour eux et pour elle. La mer battait le recif, jaillissait et retombait sur eux en cascades, le ciel brulait d'eclairs toujours recommences et le tonnerre roulait ses coups repetes.

Alors la soeur et les freres, se tenant par la main, chanterent un cantique ou ils retrouverent courage.

A l'aube, l'air etait pur et calme, aussitot le soleil leve les cygnes s'envolerent avec Elisa. La mer etait encore forte et lorsqu'ils furent tres hauts dans l'air, l'ecume blanche sur les flots d'un vert sombre semblait des millions de cygnes nageant.

Lorsque le soleil fut plus haut, Elisa vit devant elle, flottant a demi dans l'air, un pays de montagnes avec des glaciers brillants parmi les rocs et un chateau d'au moins une lieue de long, orne de colonnades les unes au-dessus des autres. A ses pieds se balancaient des forets de palmiers avec des fleurs superbes, grandes comme des roues de moulin. Elle demanda si c'etait la le pays ou ils devaient aller, mais les cygnes secouerent la tete, ce qu'elle voyait, disaient-ils, n'etait qu'un joli mirage, le chateau de nuees toujours changeant de la fee Morgane ou ils n'oseraient jamais amener un etre humain. Tandis qu'Elisa le regardait, montagnes, bois et chateau s'ecroulerent et voici surgir vingt eglises altieres, toutes semblables, aux hautes tours, aux fenetres pointues. Elle croyait entendre resonner l'orgue mais ce n'etait que le bruit de la mer. Bientot les eglises se rapprocherent et devinrent une flotte naviguant au-dessous d'eux, et alors qu'elle baissait les yeux pour mieux voir, il n'y avait que la brume marine glissant a la surface.

Mais bientot elle apercut le veritable pays ou ils devaient se rendre, pays de belles montagnes bleues, de bois de cedres, de villes et de chateaux. Bien avant le coucher du soleil, elle etait assise sur un rocher devant l'entree d'une grotte tapissee de jolies plantes vertes grimpantes, on eut dit des tapis brodes.

– Nous allons bien voir ce que tu vas rever, cette nuit, dit le plus jeune des freres en lui montrant sa chambre.

– Si seulement je pouvais rever comment vous aider! repondit-elle.

Et cette pensee la preoccupait si fort, elle suppliait si instamment Dieu de l'aider que, meme endormie, elle poursuivait sa priere. Alors il lui sembla qu'elle s'elevait tres haut dans les airs jusqu'au chateau de la fee Morgane qui venait elle-meme a sa rencontre, eblouissante de beaute et cependant semblable a la vieille femme qui lui avait offert des baies dans la foret.

– Tes freres peuvent etre sauves! dit la fee, mais auras-tu assez de courage et de patience? Si la mer est plus douce que tes mains delicates, elle faconne pourtant les pierres les plus dures, mais elle ne ressent pas la douleur que tes doigts souffriront, elle n'a pas de coeur et ne connait pas l'angoisse et le tourment que tu auras a endurer.

«Vois cette ortie que je tiens a la main, il en pousse beaucoup de cette sorte autour de la grotte ou tu habites, mais celle-ci seulement et celles qui poussent sur les tombes du cimetiere sont utilisables -cueille-les malgre les cloques qui bruleront ta peau, pietine-les pour en faire du lin que tu tordras, puis tresse-les en onze cottes de mailles aux manches longues, tu les jetteras sur les onze cygnes sauvages et le charme mauvais sera rompu. Mais n'oublie pas qu'a l'instant ou tu commenceras ce travail, et jusqu'a ce qu'il soit termine, meme s'il faut des annees, tu ne dois prononcer aucune parole, le premier mot que tu diras, comme un poignard meurtrier frappera le coeur de tes freres, de ta langue depend leur vie. N'oublie pas!»