Contes merveilleux, Tome I - Andersen Hans Christian. Страница 39

Tous les habitants de la ville connaissaient la qualite merveilleuse de l'etoffe, et tous brulaient d'impatience de savoir combien leur voisin etait borne ou incapable.

«Je vais envoyer aux tisserands mon bon vieux ministre», pensa le grand-duc, «c'est lui qui peut le mieux juger l'etoffe; il se distingue autant par son esprit que par ces capacites.»

L'honnete vieux ministre entra dans la salle ou les deux imposteurs travaillaient avec les metiers vides.

«Mon Dieu!» pensa-t-il en ouvrant de grands yeux, «je ne vois rien.» Mais il n'en dit mot. Les deux tisserands l'inviterent a s'approcher, et lui demanderent comment il trouvait le dessin et les couleurs. En meme temps ils montrerent leurs metiers, et le vieux ministre y fixa ses regards; mais il ne vit rien, par la raison bien simple qu'il n'y avait rien.

«Bon Dieu!» pensa-t-il «serais-je vraiment borne? Il faut que personne ne s'en doute. Serais-je vraiment incapable? Je n'ose avouer que l'etoffe est invisible pour moi.»

– Eh bien? qu'en dites-vous? dit l'un des tisserands.

– C'est charmant, c'est tout a fait charmant! repondit le ministre en mettant ses lunettes. Ce dessin et ces couleurs… oui, je dirai au grand-duc que j'en suis tres content.

– C'est heureux pour nous, dirent les deux tisserands. Et ils se mirent a lui montrer des couleurs et des dessins imaginaires en leur donnant des noms.

Le vieux ministre preta la plus grande attention, pour repeter au grand-duc toutes leurs explications. Les fripons demandaient toujours de l'argent de la soie et de l'or; il en fallait enormement pour ce tissu. Bien entendu qu'ils empocherent le tout; le metier restait vide et ils travaillaient toujours.

Quelques temps apres, le grand-duc envoya un autre fonctionnaire honnete pour examiner l'etoffe et voir si elle s'achevait. Il arriva a ce nouveau depute la meme chose qu'au ministre; il regardait toujours, mais ne voyait rien.

– N'est-ce pas que le tissu est admirable? demanderent les deux imposteurs en montrant et expliquant le superbe dessin et les belles couleurs qui n'existaient pas.

«Cependant je ne suis pas niais!» pensait l'homme.»C'est donc que je ne suis capable de remplir ma place? C'est assez drole, mais je prendrai bien garde de la perdre.» Puis il fit l'eloge de l'etoffe, et temoigna toute son admiration pour le choix des couleurs et le dessin.

– C'est d'une magnificence incomparable, dit-il au grand-duc, et toute la ville parla de cette etoffe extraordinaire.

Enfin, le grand-duc lui-meme voulut la voir pendant qu'elle etait encore sur le metier. Accompagne d'une foule d'hommes choisis, parmi lesquels se trouvaient les deux honnetes fonctionnaires, il se rendit aupres des adroits filous qui tissaient toujours, mais sans fil de soie et d'or, ni aucune espece de fil.

– N'est-ce pas que c'est magnifique! dirent les deux honnetes fonctionnaires. Le dessin et les couleurs sont dignes de Votre Altesse.

Et ils montrerent du doigt le metier vide, comme si les autres avaient pu y voir quelque chose.

«Qu'est-ce donc?» pensa le grand-duc, «je ne vois rien. C'est terrible. Est-ce que je ne serais qu'un niais? Est-ce que je serais incapable de gouverner? Jamais rien ne pouvait arriver de plus malheureux.» Puis tout a coup il s'ecria:

– C'est magnifique! J'en temoigne ici toute ma satisfaction. Il hocha la tete d'un air content, et regarda le metier sans oser dire la verite.

Toutes les gens de sa suite regarderent de meme, les uns apres les autres, mais sans rien voir, et ils repetaient comme le grand-duc: «C'est magnifique!» Ils lui conseillerent meme de revetir cette nouvelle etoffe a la premiere grande procession.»C'est magnifique! c'est charmant! c'est admirable!» exclamaient toutes les bouches, et la satisfaction etait generale. Les deux imposteurs furent decores, et recurent le titre de gentilshommes tisserands. Toute la nuit qui preceda le jour de la procession, ils veillerent et travaillerent a la clarte de seize bougies. La peine qu'ils se donnaient etait visible a tout le monde. Enfin, ils firent semblant d'oter l'etoffe du metier, couperent dans l'air avec de grands ciseaux, cousirent avec une aiguille sans fil, apres quoi ils declarerent que le vetement etait acheve. Le grand-duc, suivi de ses aides de camp, alla examiner, et les filous, levant un bras en l'air comme s'ils tenaient quelque chose, dirent:

– Voici le pantalon, voici l'habit, voici le manteau. C'est leger comme de la toile d'araignee. Il n'y a pas danger que cela vous pese sur le corps, et voila surtout en quoi consiste la vertu de cette etoffe.

– Certainement, repondirent les aides de camp, mais ils ne voyaient rien, puisqu'il n'y avait rien.

– Si Votre Altesse daigne se deshabiller, dirent les fripons, nous lui essayerons les habits devant la grande glace. Le grand-duc se deshabilla, et les fripons firent semblant de lui presenter une piece apres l'autre. Ils lui prirent le corps comme pour lui attacher quelque chose. Il se tourna et se retourna devant la glace.

– Grand Dieu! que cela va bien! quelle coupe elegante! s'ecrierent tous les courtisans. Quel dessin! quelles couleurs! quel precieux costume! Le grand maitre des ceremonies entra.

– Le dais sous lequel Votre Altesse doit assister a la procession est a la porte, dit-il.

– Bien! je suis pret, repondit le grand-duc. Je crois que je ne suis pas mal ainsi. Et il se tourna encore une fois devant la glace pour bien regarder l'effet de sa splendeur.

Les chambellans qui devaient porter la queue firent semblant de ramasser quelque chose par terre; puis ils eleverent les mains, ne voulant pas convenir qu'ils ne voyaient rien du tout. Tandis que le grand-duc cheminait fierement a la procession sous son dais magnifique, tous les hommes, dans la rue et aux fenetres, s'ecriaient:

– Quel superbe costume! Comme la queue en est gracieuse! Comme la coupe en est parfaite! Nul ne voulait laisser voir qu'il ne voyait rien; il aurait ete declare niais ou incapable de remplir un emploi. Jamais les habits du grand-duc n'avaient excite une telle admiration.

– Mais il me semble qu'il n'a pas du tout d'habit, observa un petit enfant.

– Seigneur Dieu, entendez la voix de l'innocence! dit le pere. Et bientot on chuchota dans la foule en repetant les paroles de l'enfant:

– Il y a un enfant qui dit que le grand-duc n'a pas d'habit du tout!

– Il n'a pas du tout d'habit! s'ecria enfin tout le peuple. Le grand-duc en fut extremement mortifie, car il lui semblait qu'ils avaient raison. Cependant, sans perdre son sang-froid, il se raisonna et prit sa resolution:

– Quoi qu'il en soit, il faut que je reste jusqu'a la fin! Puis, il se redressa plus fierement encore pour en imposer a son peuple, et les chambellans continuerent a porter avec respect la queue qui n'existait pas.

Hans le balourd

Il y avait dans la campagne un vieux manoir et, dans ce manoir, un vieux seigneur qui avait deux fils si pleins d'esprit qu'avec la moitie ils en auraient deja eu assez. Ils voulaient demander la main de la fille du roi mais ils n'osaient pas car elle avait fait savoir qu'elle epouserait celui qui saurait le mieux plaider sa cause. Les deux garcons se preparerent pendant huit jours-ils n'avaient pas plus de temps devant eux-, mais c'etait suffisant car ils avaient des connaissances prealables fort utiles. L'un savait par coeur tout le lexique latin et trois annees completes du journal du pays, et cela en commencant par le commencement ou en commencant par la fin; l'autre avait etudie les statuts de toutes les corporations et appris tout ce que devait connaitre un maitre jure, il pensait pouvoir discuter de l'Etat et, de plus, il s'entendait a broder les harnais car il etait fin et adroit de ses mains.

– J'aurai la fille du roi, disaient-ils tous les deux.