Contes merveilleux, Tome I - Andersen Hans Christian. Страница 7
Je ne suis plus tres jeune. Je n'ai ni femme, ni enfants, ni bibliotheque mais, comme je viens de le dire, je suis abonne au Courrier royal et cela me suffit. C'est pour moi le meilleur journal, comme il l'etait aussi pour mon pere. Il est tres utile et salutaire car il y a tout ce qu'on a besoin de savoir: qui preche dans telle eglise, qui sermonne dans tel livre, ou l'on peut trouver une maison, une domestique, des vetements et des vivres, les choses que l'on met a prix, mais aussi les tetes. Et puis, on y lit beaucoup a propos des bonnes oeuvres et il y a tant de petites poesies anodines! On y parle egalement des mariages et de qui accepte ou n'accepte pas de rendez-vous. Tout y est si simple et si naturel! Le Courrier royal vous garantit une vie heureuse et de belles funerailles! A la fin de votre vie, vous avez tant de papier que vous pouvez vous en faire un lit douillet, si vous n'avez pas envie de dormir sur le plancher.
La lecture du Courrier royal et les promenades au cimetiere enchantent mon ame plus que n'importe quoi d'autre et renforcent mieux que toute ma bonne humeur. Tout le monde peut se promener, avec les yeux, dans le Courrier royal, mais venez avec moi au cimetiere! Allons-y maintenant, tant que le soleil brille et que les arbres sont verts. Promenons-nous entre les pierres tombales! Elles sont toutes comme des livres, avec leur page de couverture pour que l'on puisse lire le titre qui vous apprendra de quoi le livre va vous parler; et pourtant il ne vous dira rien. Mais moi, j'en sais un peu plus, grace a mon pere mais aussi grace a moi. C'est dans mon «Livre» des tombes; je l'ai ecrit moi-meme pour instruire et pour amuser. Vous y trouverez tous les morts, et d'autres encore…
Nous voici au cimetiere.
Derriere cette petite cloture peinte en blanc, il y avait jadis un rosier. Il n'est plus la depuis longtemps, mais le lierre provenant de la tombe voisine a rampe jusqu'ici pour egayer un peu l'endroit. Ci-git un homme tres malheureux. Il vivait bien, de son vivant, car il avait reussi et avait une tres bonne paie et meme un peu plus, mais il prenait le monde, c'est-a-dire l'art trop au serieux. Le soir, il allait au theatre et s'en rejouissait a l'avance, mais il devenait furieux, par exemple, aussitot qu'un eclairagiste illuminait un peu plus une face de la lune plutot que l'autre ou qu'une frise pendait devant le decor et non pas derriere le decor, ou lorsqu'il y voyait un palmier dans Amager, un cactus dans le Tyrol ou un hetre dans le nord de la Norvege, au-dela du cercle polaire! Comme si cela avait de l'importance! Qui pense a cela? Ce n'est qu'une comedie, on y va pour s'amuser!… Le public applaudissait trop, ou trop peu.»Du bois humide, marmonnait-il, il ne va pas s'enflammer ce soir.» Puis, il se retournait, pour voir qui etaient ces gens-la. Et il entendait tout de suite qu'ils ne riaient pas au bon moment et qu'ils riaient en revanche la ou il ne le fallait pas; tout cela le tourmentait au point de le rendre malheureux. Et maintenant, il est mort.
Ici repose un homme tres heureux, ou plus precisement un homme d'origine noble. C'etait d'ailleurs son plus grand atout, sans cela il n'aurait ete personne. La nature sage fait si bien les choses que cela fait plaisir a voir. Il portait des chaussures brodees devant et derriere et vivait dans de beaux appartements. Il faisait penser au precieux cordon de sonnette brode de perles avec lequel on sonnait les domestiques et qui est prolonge par une bonne corde bien solide qui, elle, fait tout le travail. Lui aussi avait une bonne corde solide, en la personne de son adjoint qui faisait tout a sa place, et le fait d'ailleurs toujours, pour un autre cordon de sonnette brode, tout neuf. Tout est concu avec tant de sagesse que l'on peut vraiment se rejouir de la vie.
Et ici repose l'homme qui a vecu soixante-sept ans et qui, pendant tout ce temps, n'a pense qu'a une chose: trouver une belle et nouvelle idee. Il ne vivait que pour cela et un jour, en effet, il l'a eue, ou du moins, il l'a cru. Ceci l'a mis dans une telle joie qu'il en est mort. Il est mort de joie d'avoir trouve la bonne idee. Personne ne l'a appris et personne n'en a profite! Je pense que meme dans sa tombe, son idee ne le laisse pas reposer en paix. Car, imaginez un instant qu'il s'agisse d'une idee qu'il faut exprimer lors du dejeuner pour qu'elle soit vraiment efficace, alors que lui, en tant que defunt, ne peut, selon une opinion generalement repandue, apparaitre qu'a minuit: son idee, a ce moment-la risque de ne pas etre bien venue, ne fera rire personne et lui, il n'aura plus qu'a retourner dans sa tombe avec sa belle idee. Oui, c'est une tombe bien triste.
Ici repose une femme tres avare. De son vivant elle se levait la nuit pour miauler afin que ses voisins pensent qu'elle avait un chat. Elle etait vraiment avare!
Ici repose une demoiselle de bonne famille. Chaque fois qu'elle se trouvait en societe, il fallait qu'elle parle de son talent de chanteuse et lorsqu'on avait reussi a la convaincre de chanter, elle commencait par: «Mi manca la voce!», ce qui veut dire: «Je n'ai aucune voix». Ce fut la seule verite de sa vie.
Ici repose une fille d'un genre different! Lorsque le coeur se met a piailler comme un canari, la raison se bouche les oreilles. La belle jeune fille etait toujours illuminee de l'aureole du mariage, mais le sien n'a jamais eu lieu…!
Ici repose une veuve qui avait le chant du cygne sur les levres et de la bile de chouette dans le coeur. Elle rendait visite aux familles pour y pecher tous leurs peches, exactement comme l'ami de l'ordre denoncait son prochain.
Ici c'est un caveau familial. C'etait une famille tres unie et chacun croyait tout ce que l'autre disait, a tel point que si le monde entier et les journaux disaient: «C'est ainsi!» et si le fils, rentrant de l'ecole, declarait: «Moi, je l'ai entendu ainsi», c'etait lui qui avait raison parce qu'il faisait partie de la famille. Et si dans cette famille il arrivait que le coq chante a minuit, c'etait le matin, meme si le veilleur de nuit et toutes les horloges de la ville annoncaient minuit.
Le grand Goethe termine son Faust en ecrivant que cette histoire pouvait avoir une suite. On peut dire la meme chose de notre promenade dans le cimetiere. Je viens souvent ici. Lorsque l'un de mes amis ou ennemis fait de ma vie un enfer, je viens ici, je trouve un joli endroit gazonne et je le voue a celui ou a celle que j'aurais envie d'enterrer. Et je l'enterre aussitot. Ils sont la, morts et impuissants, jusqu'a ce qu'ils reviennent a la vie, renouveles et meilleurs. J'inscris leur vie, telle que je l'ai vue moi, dans mon «Livre «des tombes. Chacun devrait faire ainsi et au lieu de se morfondre, enterrer bel et bien celui qui vous met des batons dans les roues. Je recommande de garder sa bonne humeur et de lire le Courrier royal, journal d'ailleurs ecrit par le peuple lui-meme, meme si, pour certains, quelqu'un d'autre guide la plume.
Lorsque mon temps sera venu et que l'on m'aura enterre dans une tombe avec l'histoire de ma vie, mettez sur elle cette inscription: «Bonne humeur.»
C'est mon histoire.