Aline Et Valcour Ou Le Roman Philosophique – Tome I - de Sade Marquis Alphonse Francois. Страница 19
Le président Delcour .-Ventrebleu, mon ami, voilà une cause mal jugée, vous avez oublié les droits que j'ai sur cette p-, et vous ne deviez la punir que devant moi; je vous aurais aidé de tout mon coeur; je suis inflexible sur les attentats du crime, aucuns noeuds ne me retiennent en pareil cas, et les droits de la nature deviennent nuls, quand ceux des gens sont outragés.-Où est-elle?
Le financier Mirville .-Mais pas très-loin je crois… Si tu veux t'en donner le plaisir?…
Delcour .-Assurément, que l'on coure après elle, et qu'on lui dise qu'il lui revient encore un supplément de correction, de la main paternelle.
O mon ami! exista-t-il jamais des atrocités réfléchies, combinées, de la force de celles-ci? La cuisinière sort, cherche de bonne-foi Sophie, et quoiqu'elle fût sur le seuil de la petite porte du jardin, heureusement elle ne la découvrit pas: telle fut la cause du bruit que cette malheureuse entendit au sein de sa douleur, et qui redoubla si bien son effroi; n'ayant rien vu, ou rentra, et l'on dit que sans doute la criminelle s'était évadée. Une réflexion subite vint aussi-tôt au président. Poursuivons notre manière de rendre leur énergique conversation.
Delcour .-Es-tu bien sûr, Mirville, que Sophie soit réellement coupable?
Mirville .-Je l'ai trouvée avec le délinquant, c'était, ce me semble, plus qu'il en fallait pour légitimer sa sottise.
Delcour .-Les APPARENCES trompent si souvent, mon ami… La main d'un juge dégoutte sans cesse du sang que lui font verser les APPARENCES.-Heureusement que nous sommes au-dessus de ces misères-là, et qu'un être de moins dans le monde n'est pas pour nous une affaire bien grande; d'ailleurs, ce que j'en dis n'est pas pour disculper Sophie; mais parce que je serais fort aise d'avoir, comme toi, une coupable à punir. Examinons les faits et faisons paraître les témoins; commençons par interroger la Dubois, je la crois complice. Y a-t-il là des pistolets? Mirville .-Oui. Delcour .-Prends eu un, et moi l'autre; il s'agit D'EFFRAYER , il est inouï ce qu'on obtien en EFFRAYANT : je t'apprends là les secrets de l'école. Mirville .-Qui ne les sait pas? Mais ces pistolets… mon ami… ils sont chargés. Delcour .-C'est ce qu'il faut, et qu'importe une tête, dès qu'il s'agit de se procurer, ce que nous appelons, des INDICES. Mille victime, mon ami, pour découvrir un coupable-voilà l'esprit de la loi. Mirville .-De la loi, soit, moi je ne connais pas trop la loi, encore moins la justice; je me livre à mon coeur, et il me trompe rarement. Tu vas voir si les coups de bâton et d'étrivières, que j'ai donné à ta fille, ne seront pas bien éduement et bien légitimement appliqués. Au reste, s'il en fallait revenir, comment faire à présent? ces choses-là ne se reprennent point. Où la trouver, et comment réparer?… Delcour .-Oh! mais, je dis, dans ce cas là, on ne répare point; tu te modèleras sur nous, personne N'OFFENSE comme les satellites de Thémis, et personne ne RÉPARE aussi peu. Tu as mal pris le sens de mon discours; je vise moins à te faire faire une bonne action, qu'à me procurer le plaisir d'en faire une mauvaise. Ton exemple m'a tenté… et je ne connais rien de pis que l'exemple: interrogeons, voilà l'objet.
Et la Dubois, qui aurait voulu être bien loin, fut à l'instant mandée, introduite dans un cabinet mistérieux, où l'on n'allait jamais que pour les grandes aventures; prodigieusement effrayée, comme tu crois, de deux bouts de pistolets appuyés sur chacunes de ses tempes, et d'une injonction de dire la vérité ou de s'attendre à perdre la vie: elle a déclaré que Rose était la seule coupable, et qu'elle n'avait jamais connu un seul tort à Sophie. Morbleu! s'écria Mirville, je crois que je sens des remords. Eh bien! dit Delcour furieux, tu les apaiseras en m'aidant à me venger; commençons par décider du sort ne cette intrigante… et la menaçant du pistolet… je ne sais qui me tient… Celle-ci eut beau protester de son innocence, les deux amis lui déclarèrent qu'après une telle conduite, ils ne pouvaient plus prendre en elle aucune confiance, et qu'il fallait qu'elle décampât dès le soir même… et avant, comme tu vois, de punir la coupable, comme le châtiment sans doute n'était pas très-légal, on a cherché à se débarrasser des témoins… Circonstance malheureuse puisqu'elle nous prive entièrement des suites de cette funeste aventure, et dérobe à nos yeux des atrocités, dont la découverte nous fut devenue bien nécessaire un jour. La Dubois rendit donc ses clefs, emporta ses hardes et partit. Par le plus heureux des hasards elle vint s'établir près la barrière, dans une espèce de petite auberge où précisément arriva notre Saint-Paul, deux ou trois jours après. Il restait donc plus dans la maison que la délinquante et la cuisinière.-Celle-ci interrogée par Saint-Paul, la veille de son départ pour Vertfeuil, a dit que dès que la Dubois fut partie, Rose fut appelée et descendit; qu'elle soupa fort tranquillement avec les deux amis, et qu'elle, son service fait, s'étant retirée, comme à l'ordinaire, n'avait rien vu de particulier; mais que le lendemain matin voulant aller servir le déjeuner, selon son usage, elle avait trouvé tout le monde parti, sans qu'elle eût entendu rien de plus étrange que les autres jours, et sans qu'elle eût trouvé de désordre dans aucun des appartemens. Moyennant quoi voilà le fil rompu, et tu vois qu'il nous devient maintenant impossible de savoir de quelle nature peut être la vengeance qu'ils ont tiré de Rose.
Le lendemain matin un laquais de Mirville est venu demander à la cuisinière, les robes et les effets de la jeune personne; mais sans pouvoir répondre à aucune des questions que la servante lui a fait; ensuite la maison a été fermée par l'homme de Mirville, qui a signifié à sa camarade de se tranquilliser, et qu'un voyage, que ces messieurs allaient faire à la campagne, interromprait leurs soupers au moins pour un mois… Il ne nous est donc plus resté que des conjectures sur le sort de la malheureuse compagne de Sophie. L'imagination vive de madame de Blamont en a tout de suite forgé de sinistres. Celles de la Dubois, que j'adopte, comme plus naturelles, sont que le président a fait enfermer Rose; ainsi qu'il l'en avait toujours menacée, s'il l'y contraignait par défaut de conduite. Voilà, mon ami, tout ce qu'il a été possible d'apprendre sur cette partie… Venons au reste.
Plus de doute, mon cher Valcour, sur l'existence de nos deux inconnus; la Dubois, trompée par Saint-Paul, ne sachant à qui elle parlait, a dit, à madame de Blamont: «Celui qui se fait appeler Delcour , madame, est le président de Blamont, qui a une des femmes les plus aimables de Paris; l'autre est un monsieur d'Olbourg , financier riche à million, son ami depuis trente ans, et auquel il va donner sa fille en mariage»: ces messieurs ont d'abord vécu, a continué notre duègne, avec deux courtisanes fameuses, dont madame a pu entendre parler: les Valville?… Oui madame, deux soeurs, l'un avoit l'aînée, l'autre la cadette; ils ont eu presque en même-tems, chacun une fille de leur maîtresse; mais celle de monsieur Blamont mourut au bout de huit jours; le président cacha cette mort à son ami, et lui montra une autre petite fille du même âge que celle qu'il venait de perdre, qu'il conduisit au village de Berceuil, où il l'a fit élever.-Quoi! interrompit madame de Blamont, très-troublée, cet enfant de Berceuil ne serait pas celui de la Valville?-Non madame, reprit la Dubois, l'enfant de la Valville est bien sûrement mort, et celui qui fut mené à Berceuil est un enfant légitime, que monsieur le président avait eu de sa femme, et qu'on nourrissait au Pré-Saint-Gervais ; en le retirant de ce village lui-même; il donna cinquante louis à la nourrice, afin de répandre la mort de cette petite fille, qu'il voulait, disait-il, par des raisons secrètes, soustraire aux yeux de sa mère, et on eut l'air d'enterrer un enfant dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais.-Juste ciel! s'écria madame de Blamont, qui ne pouvait plus se contenir, j'ai effectivement perdue une fille dans ce tems-là, nourrie au même lieu que vous dites… se pourrait-il? Sophie!… mon cher Déterville… quelle multitude de crime!… et quel peut on être l'objet?… Ici la Dubois reconnaissant chez qui elle était, s'est précipitée aux genoux de madame de Blamont, en la conjurant de ne la point perdre… Rassurez-vous, lui a dit cette malheureuse épouse… vous êtes en sûreté; mais ne me cachez rien; je ne vous abandonnerai jamais, et alors cette femme poursuivit, et ses réponses nous ont appris que les deux amis, au moment de la naissance des filles, qu'ils avaient eu de leurs maîtresses, s'étaient promis de faire servir ces enfans à remplacer leurs anciennes sultanes, et de se les prostituer réciproquement, dès qu'elles auraient atteint l'âge nubile; mais que le président voyant ses droits perdus sur la petite fille de d'Olbourg, par la mort de la sienne, avait résolu de taire cette mort, et de remplacer la petite bâtarde par une fille légitime; puisqu'il était assez heureux pour en avoir une dans ce moment. Telle était l'histoire de Sophie; telle était ce qui légitimait son étonnante ressemblance avec Aline; ainsi tu vois que le peu délicat d'Olbourg, au moyen des machinations diaboliques du président, aura eu, si tout réussi, l'une des filles de madame de Blamont pour maîtresse, et l'autre pour femme; tu peux reconnaître ici de plus, l'âme tendre et délicate du cher président, qui bien que persuadé que Sophie est sa fille légitime, rit et s'amuse pourtant de sa perte, des mauvais traitemens qu'elle a reçus, et s'offre même, avec une atroce barbarie, à lui en faire éprouver de nouveaux: s'il est des traits dans le monde qui développe mieux un caractère abominable;… si tu en sais, je te prie de me les dire; afin que je les réserve pour en colorer le premier scélérat que je voudrais peindre… Telle est cependant la conduite de ceux qui nous doivent l'exemple des moeurs, de ceux qui déshonorent, emprisonnent, rouent, torturent des malheureux… coupables de quelques faiblesses, sans doute, mais dont les vies de dix d'entr'eux n'offriraient pas de telles recherches dans le crime et dans l'infamie!
La Dubois a ajouté que ses deux maîtres ont une autre maison de plaisir, à peu-près pareille à celle des Gobelins, du côté de Montmartre, où ils se réunissent pour trois dîners par semaine, comme à l'autre pour trois soupers; n'ayant pas été introduite dans ce second bercail, elle n'est pas très au fait des orgies qui s'y célèbrent; mais elle sait en gros que fout y est, et plus indécent, et plus multiplié qu'où elle demeurait. Ils ont là, dit-elle, un sérail composé de douze petites filles, dont la plus âgée n'a pas quinze ans, et que l'on renouvelle à raison d'une, tous les mois. Les sommes qu'ils dépensent à cela, dit la vieille, sont énormes, et quelque riches qu'ils puissent être, elle ne conçoit pas que leur fortune n'y soit déjà pas épuisée.