Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 18
— Vous etes bien sombre, monsieur le marquis, lui dit Vautrin, qui lui jeta un de ces regards par lesquels cet homme semblait s’initier aux secrets les plus caches du c?ur.
— Je ne suis plus dispose a souffrir les plaisanteries de ceux qui m’appellent monsieur le marquis, repondit-il. Ici, pour etre vraiment marquis, il faut avoir cent mille livres de rente, et quand on vit dans la Maison Vauquer on n’est pas precisement le favori de la Fortune.
Vautrin regarda Rastignac d’un air paternel et meprisant, comme s’il eut dit : Marmot ! dont je ne ferais qu’une bouchee ! Puis il repondit : — Vous etes de mauvaise humeur, parce que vous n’avez peut-etre pas reussi aupres de la belle comtesse de Restaud.
— Elle m’a ferme sa porte pour lui avoir dit que son pere mangeait a notre table, s’ecria Rastignac.
Tous les convives s’entre-regarderent. Le pere Goriot baissa les yeux, et se retourna pour les essuyer.
— Vous m’avez jete du tabac dans l’?il, dit-il a son voisin.
— Qui vexera le pere Goriot s’attaquera desormais a moi, repondit Eugene en regardant le voisin de l’ancien vermicellier ; il vaut mieux que nous tous. Je ne parle pas des dames, dit-il en se retournant vers mademoiselle Taillefer.
Cette phrase fut un denoument, Eugene l’avait prononcee d’un air qui imposa silence aux convives. Vautrin seul lui dit en goguenardant : — Pour prendre le pere Goriot a votre compte, et vous etablir son editeur responsable, il faut savoir bien tenir une epee et bien tirer le pistolet.
— Ainsi ferai-je, dit Eugene.
— Vous etes donc entre en campagne aujourd’hui ?
— Peut-etre, repondit Rastignac. Mais je ne dois compte de mes affaires a personne, attendu que je ne cherche pas a deviner celles que les autres font la nuit.
Vautrin regarda Rastignac de travers.
— Mon petit, quand on ne veut pas etre dupe des marionnettes, il faut entrer tout a fait dans la baraque, et ne pas se contenter de regarder par les trous de la tapisserie. Assez cause, ajouta-t-il en voyant Eugene pres de se gendarmer. Nous aurons ensemble un petit bout de conversation quand vous le voudrez.
Le diner devint sombre et froid. Le pere Goriot, absorbe par la profonde douleur que lui avait causee la phrase de l’etudiant, ne comprit pas que les dispositions des esprits etaient changees a son egard, et qu’un jeune homme en etat d’imposer silence a la persecution avait pris sa defense.
— Monsieur Goriot, dit madame Vauquer a voix basse, serait donc le pere d’une comtesse a c’t’heure ?
— Et d’une baronne, lui repliqua Rastignac.
— Il n’a que ca a faire, dit Bianchon a Rastignac, je lui ai pris la tete : il n’y a qu’une bosse, celle de la paternite, ce sera un Pere Eternel.
Eugene etait trop serieux pour que la plaisanterie de Bianchon le fit rire. Il voulait profiter des conseils de madame de Beauseant, et se demandait ou et comment il se procurerait de l’argent. Il devint soucieux en voyant les savanes du monde qui se deroulaient a ses yeux a la fois vides et pleines ; chacun le laissa seul dans la salle a manger quand le diner fut fini.
— Vous avez donc vu ma fille ? lui dit Goriot d’une voix emue. Reveille de sa meditation par le bonhomme, Eugene lui prit la main, et le contemplant avec une sorte d’attendrissement : — Vous etes un brave et digne homme, repondit-il. Nous causerons de vos filles plus tard. Il se leva sans vouloir ecouter le pere Goriot, et se retira dans sa chambre, ou il ecrivit a sa mere la lettre suivante :
« Ma chere mere, vois si tu n’as pas une troisieme mamelle a t’ouvrir pour moi. Je suis dans une situation a faire promptement fortune. J’ai besoin de douze cents francs, et il me les faut a tout prix. Ne dis rien de ma demande a mon pere, il s’y opposerait peut-etre, et si je n’avais pas cet argent je serais en proie a un desespoir qui me conduirait a me bruler la cervelle. Je t’expliquerai mes motifs aussitot que je te verrai, car il faudrait t’ecrire des volumes pour te faire comprendre la situation dans laquelle je suis. Je n’ai pas joue, ma bonne mere, je ne dois rien ; mais si tu tiens a me conserver la vie que tu m’as donnee, il faut me trouver cette somme. Enfin, je vais chez la vicomtesse de Beauseant, qui m’a pris sous sa protection. Je dois aller dans le monde, et n’ai pas un sou pour avoir des gants propres. Je saurai ne manger que du pain, ne boire que de l’eau, je jeunerai au besoin ; mais je ne puis me passer des outils avec lesquels on pioche la vigne dans ce pays-ci. Il s’agit pour moi de faire mon chemin ou de rester dans la boue. Je sais toutes les esperances que vous avez mises en moi, et veux les realiser promptement. Ma bonne mere, vends quelques-uns de tes anciens bijoux, je te les remplacerai bientot. Je connais assez la situation de notre famille pour savoir apprecier de tels sacrifices, et tu dois croire que je ne te demande pas de les faire en vain, sinon je serais un monstre. Ne vois dans ma priere que le cri d’une imperieuse necessite. Notre avenir est tout entier dans ce subside, avec lequel je dois ouvrir la campagne ; car cette vie de Paris est un combat perpetuel. Si, pour completer la somme, il n’y a pas d’autres ressources que de vendre les dentelles de ma tante, dis-lui que je lui en enverrai de plus belles. » Etc.
Il ecrivit a chacune de ses s?urs en leur demandant leurs economies, et, pour les leur arracher sans qu’elles parlassent en famille du sacrifice qu’elles ne manqueraient pas de lui faire avec bonheur, il interessa leur delicatesse en attaquant les cordes de l’honneur qui sont si bien tendues et resonnent si fort dans de jeunes c?urs. Quand il eut ecrit ces lettres, il eprouva neanmoins une trepidation involontaire : il palpitait, il tressaillait. Ce jeune ambitieux connaissait la noblesse immaculee de ces ames ensevelies dans la solitude, il savait quelles peines il causerait a ses deux s?urs, et aussi quelles seraient leurs joies ; avec quel plaisir elles s’entretiendraient en secret de ce frere bien-aime, au fond du clos. Sa conscience se dressa lumineuse, et les lui montra comptant en secret leur petit tresor : il les vit, deployant le genie malicieux des jeunes filles pour lui envoyer incognitocet argent, essayant une premiere tromperie pour etre sublimes. « Le c?ur d’une s?ur est un diamant de purete, un abime de tendresse ! » se dit-il. Il avait honte d’avoir ecrit. Combien seraient puissants leurs v?ux, combien pur serait l’elan de leurs ames vers le ciel ! Avec quelles voluptes ne se sacrifieraient-elles pas ? De quelle douleur serait atteinte sa mere, si elle ne pouvait envoyer toute la somme ! Ces beaux sentiments, ces effroyables sacrifices allaient lui servir d’echelon pour arriver a Delphine de Nucingen. Quelques larmes, derniers grains d’encens jetes sur l’autel sacre de la famille, lui sortirent des yeux. Il se promena dans une agitation pleine de desespoir. Le pere Goriot, le voyant ainsi par sa porte qui etait restee entrebaillee, entra et lui dit : — Qu’avez-vous, monsieur ?
— Ah ! mon bon voisin, je suis encore fils et frere comme vous etes pere. Vous avez raison de trembler pour la comtesse Anastasie, elle est a un monsieur Maxime de Trailles qui la perdra.
Le pere Goriot se retira en balbutiant quelques paroles dont Eugene ne saisit pas le sens. Le lendemain, Rastignac alla jeter ses lettres a la poste. Il hesita jusqu’au dernier moment, mais il les lanca dans la boite en disant : Je reussirai ! Le mot du joueur, du grand capitaine, mot fataliste qui perd plus d’hommes qu’il n’en sauve. Quelques jours apres, Eugene alla chez madame de Restaud et ne fut pas recu. Trois fois il y retourna, trois fois encore il trouva la porte close, quoiqu’il se presentat a des heures ou le comte Maxime de Trailles n’y etait pas. La vicomtesse avait eu raison. L’etudiant n’etudia plus. Il allait aux Cours pour y repondre a l’appel, et quand il avait atteste sa presence, il decampait. Il s’etait fait le raisonnement que se font la plupart des etudiants. Il reservait ses etudes pour le moment ou il s’agirait de passer ses examens ; il avait resolu d’entasser ses inscriptions de seconde et de troisieme annee, puis d’apprendre le Droit serieusement et d’un seul coup au dernier moment. Il avait ainsi quinze mois de loisirs pour naviguer sur l’ocean de Paris, pour s’y livrer a la traite des femmes, ou y pecher la fortune. Pendant cette semaine, il vit deux fois madame de Beauseant, chez laquelle il n’allait qu’au moment ou sortait la voiture du marquis d’Ajuda. Pour quelques jours encore cette illustre femme, la plus poetique figure du faubourg Saint-Germain, resta victorieuse, et fit suspendre le mariage de mademoiselle de Rochefide avec le marquis d’Ajuda-Pinto. Mais ces derniers jours, que la crainte de perdre son bonheur rendit les plus ardents de tous, devaient precipiter la catastrophe. Le marquis d’Ajuda, de concert avec les Rochefide, avait regarde cette brouille et ce raccommodement comme une circonstance heureuse : ils esperaient que madame de Beauseant s’accoutumerait a l’idee de ce mariage et finirait par sacrifier ses matinees a un avenir prevu dans la vie des hommes. Malgre les plus saintes promesses renouvelees chaque jour, monsieur d’Ajuda jouait donc la comedie, et la vicomtesse aimait a etre trompee. « Au lieu de sauter noblement par la fenetre, elle se laissait rouler dans les escaliers, » disait la duchesse de Langeais, sa meilleure amie. Neanmoins, ces dernieres lueurs brillerent assez long-temps pour que la vicomtesse restat a Paris et y servit son jeune parent auquel elle portait une sorte d’affection superstitieuse. Eugene s’etait montre pour elle plein de devouement et de sensibilite dans une circonstance ou les femmes ne voient de pitie, de consolation vraie dans aucun regard. Si un homme leur dit alors de douces paroles, il les dit par speculation.