Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 19
Dans le desir de parfaitement bien connaitre son echiquier avant de tenter l’abordage de la maison de Nucingen, Rastignac voulut se mettre au fait de la vie anterieure du pere Goriot, et recueillit des renseignements certains, qui peuvent se reduire a ceci.
Jean-Joachim Goriot etait, avant la revolution, un simple ouvrier vermicellier, habile, econome, et assez entreprenant pour avoir achete le fonds de son maitre, que le hasard rendit victime du premier soulevement de 1789. Il s’etait etabli rue de la Jussienne, pres de la Halle-aux-Bles, et avait eu le gros bon sens d’accepter la presidence de sa section, afin de faire proteger son commerce par les personnages les plus influents de cette dangereuse epoque. Cette sagesse avait ete l’origine de sa fortune qui commenca dans la disette, fausse ou vraie, par suite de laquelle les grains acquirent un prix enorme a Paris. Le peuple se tuait a la porte des boulangers, tandis que certaines personnes allaient chercher sans emeute des pates d’Italie chez les epiciers. Pendant cette annee, le citoyen Goriot amassa les capitaux qui plus tard lui servirent a faire son commerce avec toute la superiorite que donne une grande masse d’argent a celui qui la possede. Il lui arriva ce qui arrive a tous les hommes qui n’ont qu’une capacite relative. Sa mediocrite le sauva. D’ailleurs, sa fortune n’etant connue qu’au moment ou il n’y avait plus de danger a etre riche, il n’excita l’envie de personne. Le commerce de grains semblait avoir absorbe toute son intelligence. S’agissait-il de bles, de farines, de grenailles, de reconnaitre leurs qualites, les provenances, de veiller a leur conservation, de prevoir les cours, de prophetiser l’abondance ou la penurie des recoltes, de se procurer les cereales a bon marche, de s’en approvisionner en Sicile, en Ukraine, Goriot n’avait pas son second. A lui voir conduire ses affaires, expliquer les lois sur l’exportation, sur l’importation des grains, etudier leur esprit, saisir leurs defauts, un homme l’eut juge capable d’etre ministre d’etat. Patient, actif, energique, constant, rapide dans ses expeditions, il avait un coup d’?il d’aigle, il devancait tout, prevoyait tout, savait tout, cachait tout ; diplomate pour concevoir, soldat pour marcher. Sorti de sa specialite, de sa simple et obscure boutique sur le pas de laquelle il demeurait pendant ses heures d’oisivete, l’epaule appuyee au montant de la porte, il redevenait l’ouvrier stupide et grossier, l’homme incapable de comprendre un raisonnement, insensible a tous les plaisirs de l’esprit, l’homme qui s’endormait au spectacle, un de ces Dolibans parisiens, forts seulement en betise. Ces natures se ressemblent presque toutes. A presque toutes, vous trouveriez un sentiment sublime au c?ur. Deux sentiments exclusifs avaient rempli le c?ur du vermicellier, en avaient absorbe l’humide, comme le commerce des grains employait toute l’intelligence de sa cervelle. Sa femme, fille unique d’un riche fermier de la Brie, fut pour lui l’objet d’une admiration religieuse, d’un amour sans bornes. Goriot avait admire en elle une nature frele et forte, sensible et jolie, qui contrastait vigoureusement avec la sienne. S’il est un sentiment inne dans le c?ur de l’homme, n’est-ce pas l’orgueil de la protection exercee a tout moment en faveur d’un etre faible ? joignez-y l’amour, cette reconnaissance vive de toutes les ames franches pour le principe de leurs plaisirs, et vous comprendrez une foule de bizarreries morales. Apres sept ans de bonheur sans nuages, Goriot, malheureusement pour lui, perdit sa femme : elle commencait a prendre de l’empire sur lui, en dehors de la sphere des sentiments. Peut-etre eut-elle cultive cette nature inerte, peut-etre y eut-elle jete l’intelligence des choses du monde et de la vie. Dans cette situation, le sentiment de la paternite se developpa chez Goriot jusqu’a la deraison. Il reporta ses affections trompees par la mort sur ses deux filles, qui, d’abord, satisfirent pleinement tous ses sentiments. Quelque brillantes que fussent les propositions qui lui furent faites par des negociants ou des fermiers jaloux de lui donner leurs filles, il voulut rester veuf. Son beau-pere, le seul homme pour lequel il avait eu du penchant, pretendait savoir pertinemment que Goriot avait jure de ne pas faire d’infidelite a sa femme, quoique morte. Les gens de la Halle, incapables de comprendre cette sublime folie, en plaisanterent, et donnerent a Goriot quelque grotesque sobriquet. Le premier d’entre eux qui, en buvant le vin d’un marche, s’avisa de le prononcer, recut du vermicellier un coup de poing sur l’epaule qui l’envoya, la tete la premiere, sur une borne de la rue Oblin. Le devouement irreflechi, l’amour ombrageux et delicat que portait Goriot a ses filles etait si connu, qu’un jour un de ses concurrents, voulant le faire partir du marche pour rester maitre du cours, lui dit que Delphine venait d’etre renversee par un cabriolet. Le vermicellier, pale et bleme, quitta aussitot la Halle. Il fut malade pendant plusieurs jours par suite de la reaction des sentiments contraires auxquels le livra cette fausse alarme. S’il n’appliqua pas sa tape meurtriere sur l’epaule de cet homme, il le chassa de la Halle en le forcant, dans une circonstance critique, a faire faillite. L’education de ses deux filles fut naturellement deraisonnable. Riche de plus de soixante mille livres de rente, et ne depensant pas douze cents francs pour lui, le bonheur de Goriot etait de satisfaire les fantaisies de ses filles : les plus excellents maitres furent charges de les douer des talents qui signalent une bonne education, elles eurent une demoiselle de compagnie, heureusement pour elles, ce fut une femme d’esprit et de gout, elles allaient a cheval, elles avaient voiture, elles vivaient comme auraient vecu les maitresses d’un vieux seigneur riche ; il leur suffisait d’exprimer les plus couteux desirs pour voir leur pere s’empressant de les combler ; il ne demandait qu’une caresse en retour de ses offrandes. Goriot mettait ses filles au rang des anges, et necessairement au-dessus de lui, le pauvre homme ! il aimait jusqu’au mal qu’elles lui faisaient. Quand ses filles furent en age d’etre mariees, elles purent choisir leurs maris suivant leurs gouts : chacune d’elles devait avoir en dot la moitie de la fortune de son pere. Courtisee pour sa beaute par le comte de Restaud, Anastasie avait des penchants aristocratiques qui la porterent a quitter la maison paternelle pour s’elancer dans les hautes spheres sociales. Delphine aimait l’argent : elle epousa Nucingen, banquier d’origine allemande qui devint baron du Saint-Empire. Goriot resta vermicellier. Ses filles et ses gendres se choquerent bientot de lui voir continuer ce commerce, quoique ce fut toute sa vie. Apres avoir subi pendant cinq ans leurs instances, il consentit a se retirer avec le produit de son fonds, et les benefices de ces dernieres annees ; capital que madame Vauquer, chez laquelle il etait venu s’etablir, avait estime rapporter de huit a dix mille livres de rente. Il se jeta dans cette pension par suite du desespoir qui l’avait saisi en voyant ses deux filles obligees par leurs maris de refuser non-seulement de le prendre chez elles, mais encore de l’y recevoir ostensiblement.
Ces renseignements etaient tout ce que savait un monsieur Muret sur le compte du pere Goriot, dont il avait achete le fonds. Les suppositions que Rastignac avait entendu faire par la duchesse de Langeais se trouvaient ainsi confirmees. Ici se termine l’exposition de cette obscure, mais effroyable tragedie parisienne.
Vers la fin de cette premiere semaine du mois de decembre, Rastignac recut deux lettres, l’une de sa mere, l’autre de sa s?ur ainee. Ces ecritures si connues le firent a la fois palpiter d’aise et trembler de terreur. Ces deux freles papiers contenaient un arret de vie ou de mort sur ses esperances. S’il concevait quelque terreur en se rappelant la detresse de ses parents, il avait trop bien eprouve leur predilection pour ne pas craindre d’avoir aspire leurs dernieres gouttes de sang. La lettre de sa mere etait ainsi concue :