Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 17

— Le monde est infame, dit la vicomtesse en effilant son chale et sans lever les yeux, car elle etait atteinte au vif par les mots que madame de Langeais avait dits, pour elle, en racontant cette histoire.

— Infame ! non, reprit la duchesse ; il va son train, voila tout. Si je vous en parle ainsi, c’est pour montrer que je ne suis pas la dupe du monde. Je pense comme vous, dit-elle en pressant la main de la vicomtesse. Le monde est un bourbier, tachons de rester sur les hauteurs. Elle se leva, embrassa madame de Beauseant au front en lui disant : Vous etes bien belle en ce moment, ma chere. Vous avez les plus jolies couleurs que j’aie vues jamais. Puis elle sortit apres avoir legerement incline la tete en regardant le cousin.

— Le pere Goriot est sublime ! dit Eugene en se souvenant de l’avoir vu tordant son vermeil la nuit.

Madame de Beauseant n’entendit pas, elle etait pensive. Quelques moments de silence s’ecoulerent, et le pauvre etudiant, par une sorte de stupeur honteuse, n’osait ni s’en aller, ni rester, ni parler.

— Le monde est infame et mechant, dit enfin la vicomtesse. Aussitot qu’un malheur nous arrive, il se rencontre toujours un ami pret a venir nous le dire, et a nous fouiller le c?ur avec un poignard en nous en faisant admirer le manche. Deja le sarcasme, deja les railleries ! Ah ! je me defendrai. Elle releva la tete comme une grande dame qu’elle etait, et des eclairs sortirent de ses yeux fiers. — Ah ! fit-elle en voyant Eugene, vous etes la !

— Encore, dit-il piteusement.

— Eh ! bien, monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il merite de l’etre. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption feminine, vous toiserez la largeur de la miserable vanite des hommes. Quoique j’aie bien lu dans ce livre du monde, il y avait des pages qui cependant m’etaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitie, vous serez craint. N’acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever a chaque relais, vous arriverez ainsi au faite de vos desirs. Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une femme qui s’interesse a vous. Il vous la faut jeune, riche, elegante. Mais si vous avez un sentiment vrai, cachez-le comme un tresor ; ne le laissez jamais soupconner, vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victime. Si jamais vous aimiez, gardez bien votre secret ! ne le livrez pas avant d’avoir bien su a qui vous ouvrirez votre c?ur. Pour preserver par avance cet amour qui n’existe pas encore, apprenez a vous mefier de ce monde-ci. Ecoutez-moi, Miguel… (Elle se trompait naivement de nom sans s’en apercevoir.) Il existe quelque chose de plus epouvantable que ne l’est l’abandon du pere par ses deux filles, qui le voudraient mort. C’est la rivalite des deux s?urs entre elles. Restaud a de la naissance, sa femme a ete adoptee, elle a ete presentee ; mais sa s?ur, sa riche s?ur, la belle madame Delphine de Nucingen, femme d’un homme d’argent, meurt de chagrin ; la jalousie la devore, elle est a cent lieues de sa s?ur ; sa s?ur n’est plus sa s?ur ; ces deux femmes se renient entre elles comme elles renient leur pere. Aussi, madame de Nucingen [Nucingent] laperait-elle toute la boue qu’il y a entre la rue Saint-Lazare et la rue de Grenelle pour entrer dans mon salon. Elle a cru que de Marsay la ferait arriver a son but, et elle s’est faite l’esclave de de Marsay, elle assomme de Marsay. De Marsay se soucie fort peu d’elle. Si vous me la presentez, vous serez son Benjamin, elle vous adorera. Aimez-la si vous pouvez apres, sinon servez-vous d’elle. Je la verrai une ou deux fois, en grande soiree, quand il y aura cohue ; mais je ne la recevrai jamais le matin. Je la saluerai, cela suffira. Vous vous etes ferme la porte de la comtesse pour avoir prononce le nom du pere Goriot. Oui, mon cher, vous iriez vingt fois chez madame de [] Restaud, vingt fois vous la trouveriez absente. Vous avez ete consigne. Eh ! bien, que le pere Goriot vous introduise pres de madame Delphine de Nucingen. La belle madame de Nucingen sera pour vous une enseigne. Soyez l’homme qu’elle distingue, les femmes raffoleront de vous. Ses rivales, ses amies, ses meilleures amies, voudront vous enlever a elle. Il y a des femmes qui aiment l’homme deja choisi par une autre, comme il y a de pauvres bourgeoises qui, en prenant nos chapeaux, esperent avoir nos manieres. Vous aurez des succes. A Paris, le succes est tout, c’est la clef du pouvoir. Si les femmes vous trouvent de l’esprit, du talent, les hommes le croiront, si vous ne les detrompez pas. Vous pourrez alors tout vouloir, vous aurez le pied partout. Vous saurez alors ce qu’est le monde, une reunion de dupes et de fripons. Ne soyez ni parmi les uns ni parmi les autres. Je vous donne mon nom comme un fil d’Ariane pour entrer dans ce labyrinthe. Ne le compromettez pas, dit-elle en recourbant son cou et jetant un regard de reine a l’etudiant, rendez-le-moi blanc. Allez, laissez-moi. Nous autres femmes, nous avons aussi nos batailles a livrer.

— S’il vous fallait un homme de bonne volonte pour aller mettre le feu a une mine ? dit Eugene en l’interrompant.

— Eh ! bien ? dit-elle.

Il se frappa le c?ur, sourit au sourire de sa cousine, et sortit. Il etait cinq heures. Eugene avait faim, il craignit de ne pas arriver a temps pour l’heure du diner. Cette crainte lui fit sentir le bonheur d’etre rapidement emporte dans Paris. Ce plaisir purement machinal le laissa tout entier aux pensees qui l’assaillaient. Lorsqu’un jeune homme de son age est atteint par le mepris, il s’emporte, il enrage, il menace du poing la societe tout entiere, il veut se venger et doute aussi de lui-meme. Rastignac etait en ce moment accable par ces mots : Vous vous etes ferme la porte de la comtesse. — J’irai ! se disait-il, et si madame de Beauseant a raison, si je suis consigne… je… Madame de Restaud me trouvera dans tous les salons ou elle va. J’apprendrai a faire des armes, a tirer le pistolet, je lui tuerai son Maxime ! Et de l’argent ! lui criait sa conscience, ou donc en prendras-tu ? Tout a coup la richesse etalee chez la comtesse de Restaud brilla devant ses yeux. Il avait vu la le luxe dont une demoiselle Goriot devait etre amoureuse, des dorures, des objets de prix en evidence, le luxe inintelligent du parvenu, le gaspillage de la femme entretenue. Cette fascinante image fut soudainement ecrasee par le grandiose hotel de Beauseant. Son imagination, transportee dans les hautes regions de la societe parisienne, lui inspira mille pensees mauvaises au c?ur, en lui elargissant la tete et la conscience. Il vit le monde comme il est : les lois et la morale impuissantes chez les riches, et vit dans la fortune l’ ultima ratio mundi. « Vautrin a raison, la fortune est la vertu ! » se dit-il.

Arrive rue Neuve-Sainte-Genevieve, il monta rapidement chez lui, descendit pour donner dix francs au cocher, et vint dans cette salle a manger nauseabonde ou il apercut, comme des animaux a un ratelier, les dix-huit convives en train de se repaitre. Le spectacle de ces miseres et l’aspect de cette salle lui furent horribles. La transition etait trop brusque, le contraste trop complet, pour ne pas developper outre mesure chez lui le sentiment de l’ambition. D’un cote, les fraiches et charmantes images de la nature sociale la plus elegante, des figures jeunes, vives, encadrees par les merveilles de l’art et du luxe, des tetes passionnees pleines de poesie ; de l’autre, de sinistres tableaux bordes de fange, et des faces ou les passions n’avaient laisse que leurs cordes et leur mecanisme. Les enseignements que la colere d’une femme abandonnee avait arraches a madame de Beauseant, ses offres captieuses revinrent dans sa memoire, et la misere les commenta. Rastignac resolut d’ouvrir deux tranchees paralleles pour arriver a la fortune, de s’appuyer sur la science et sur l’amour, d’etre un savant docteur et un homme a la mode. Il etait encore bien enfant ! Ces deux lignes sont des asymptotes qui ne peuvent jamais se rejoindre.