Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 33

— Auriez-vous des chagrins, monsieur Eugene ? lui dit Victorine apres un moment de silence.

— Quel homme n’a pas ses chagrins ! repondit Rastignac. Si nous etions surs, nous autres jeunes gens, d’etre bien aimes, avec un devouement qui nous recompensat des sacrifices que nous sommes toujours disposes a faire, nous n’aurions peut-etre jamais de chagrins.

Mademoiselle Taillefer lui jeta, pour toute reponse, un regard qui n’etait pas equivoque.

— Vous, mademoiselle, vous vous croyez sure de votre c?ur aujourd’hui ; mais repondriez-vous de ne jamais changer ?

Un sourire vint errer sur les levres de la pauvre fille comme un rayon jailli [jaillit] de son ame, et fit si bien reluire sa figure qu’Eugene fut effraye d’avoir provoque une aussi vive explosion de sentiment.

— Quoi ! si demain vous etiez riche et heureuse, si une immense fortune vous tombait des nues, vous aimeriez encore le jeune homme pauvre qui vous aurait plu durant vos jours de detresse ?

Elle fit un joli signe de tete.

— Un jeune homme bien malheureux ?

Nouveau signe.

— Quelles betises dites-vous donc la ? s’ecria madame Vauquer.

— Laissez-nous, repondit Eugene, nous nous entendons.

— Il y aurait donc alors promesse de mariage entre monsieur le chevalier Eugene de Rastignac et mademoiselle Victorine Taillefer ? dit Vautrin de sa grosse voix en se montrant tout a coup a la porte de la salle a manger.

— Ah ! vous m’avez fait peur, dirent a la fois madame Couture et madame Vauquer.

— Je pourrais plus mal choisir, repondit en riant Eugene a qui la voix de Vautrin causa la plus cruelle emotion qu’il eut jamais ressentie.

— Pas de mauvaises plaisanteries, messieurs ! dit madame Couture. Ma fille, remontons chez nous.

Madame Vauquer suivit ses deux pensionnaires, afin d’economiser sa chandelle et son feu en passant la soiree chez elles. Eugene se trouva seul et face a face avec Vautrin.

— Je savais bien que vous y arriveriez, lui dit cet homme en gardant un imperturbable sang-froid. Mais, ecoutez ! j’ai de la delicatesse tout comme un autre, moi. Ne vous decidez pas dans ce moment, vous n’etes pas dans votre assiette ordinaire. Vous avez des dettes. Je ne veux pas que ce soit la passion, le desespoir, mais la raison qui vous determine a venir a moi. Peut-etre vous faut-il quelque millier d’ecus. Tenez, le voulez-vous ?

Ce demon prit dans sa poche un portefeuille, et en tira trois billets de banque qu’il fit papilloter aux yeux de l’etudiant. Eugene etait dans la plus cruelle des situations. Il devait au marquis d’Ajuda et au comte de Trailles cent louis perdus sur parole. Il ne les avait pas, et n’osait aller passer la soiree chez madame de Restaud, ou il etait attendu. C’etait une de ces soirees sans ceremonie ou l’on mange des petits gateaux, ou l’on boit du the, mais ou l’on peut perdre six mille francs au whist.

— Monsieur, lui dit Eugene en cachant avec peine un tremblement convulsif ; apres ce que vous m’avez confie, vous devez comprendre qu’il m’est impossible de vous avoir des obligations.

— Eh ! bien, vous m’auriez fait de la peine de parler autrement, reprit le tentateur. Vous etes un beau jeune homme, delicat, fier comme un lion et doux comme une jeune fille. Vous seriez une belle proie pour le diable. J’aime cette qualite de jeunes gens. Encore deux ou trois reflexions de haute politique, et vous verrez le monde comme il est. En y jouant quelques petites scenes de vertu, l’homme superieur y satisfait toutes ses fantaisies aux grands applaudissements des niais du parterre. Avant peu de jours vous serez a nous. Ah ! si vous vouliez devenir mon eleve, je vous ferais arriver a tout. Vous ne formeriez pas un desir qu’il ne fut a l’instant comble, quoi que vous puissiez souhaiter : honneur, fortune, femmes. On vous reduirait toute la civilisation en ambroisie. Vous seriez notre enfant gate, notre Benjamin, nous nous exterminerions tous pour vous avec plaisir. Tout ce qui vous ferait obstacle serait aplati. Si vous conservez des scrupules, vous me prenez donc pour un scelerat ? Eh ! bien, un homme qui avait autant de probite que vous croyez en avoir encore, M. de Turenne, faisait, sans se croire compromis, de petites affaires avec des brigands. Vous ne voulez pas etre mon oblige, hein ? Qu’a cela ne tienne, reprit Vautrin en laissant echapper un sourire. Prenez ces chiffons, et mettez-moi la-dessus, dit-il en tirant un timbre, la, en travers : Accepte pour la somme de trois mille cinq cents francs payable en un an. Et datez ! L’interet est assez fort pour vous oter tout scrupule ; vous pouvez m’appeler juif, et vous regarder comme quitte de toute reconnaissance. Je vous permets de me mepriser encore aujourd’hui, sur que plus tard vous m’aimerez. Vous trouverez en moi de ces immenses abimes, de ces vastes sentiments concentres que les niais appellent des vices ; mais vous ne me trouverez jamais ni lache ni ingrat. Enfin, je ne suis ni un pion ni un fou, mais une tour, mon petit.

— Quel homme etes-vous donc ? s’ecria Eugene, vous avez ete cree pour me tourmenter.

— Mais non, je suis un bon homme qui veut se crotter pour que vous soyez a l’abri de la boue pour le reste de vos jours. Vous vous demandez pourquoi ce devouement ? Eh ! bien, je vous le dirai tout doucement quelque jour, dans le tuyau de l’oreille. Je vous ai d’abord surpris en vous montrant le carillon de l’ordre social et le jeu de la machine ; mais votre premier effroi se passera comme celui du conscrit sur le champ de bataille, et vous vous accoutumerez a l’idee de considerer les hommes comme des soldats decides a perir pour le service de ceux qui se sacrent rois eux-memes. Les temps sont bien changes. Autrefois on disait a un brave : Voila cent ecus, tue-moi monsieur un tel, et l’on soupait tranquillement apres avoir mis un homme a l’ombre pour un oui, pour un non. Aujourd’hui je vous propose de vous donner une belle fortune contre un signe de tete qui ne vous compromet en rien, et vous hesitez. Le siecle est mou.

Eugene signa la traite, et l’echangea contre les billets de banque.

— Eh ! bien, voyons, parlons raison, reprit Vautrin. Je veux partir d’ici a quelques mois pour l’Amerique, aller planter mon tabac. Je vous enverrai les cigares de l’amitie. Si je deviens riche, je vous aiderai. Si je n’ai pas d’enfants (cas probable, je ne suis pas curieux de me replanter ici par bouture), eh ! bien, je vous leguerai ma fortune. Est-ce etre l’ami d’un homme ? Mais je vous aime, moi. J’ai la passion de me devouer pour un autre. Je l’ai deja fait. Voyez-vous, mon petit, je vis dans une sphere plus elevee que celles des autres hommes. Je considere les actions comme des moyens, et ne vois que le but. Qu’est-ce qu’un homme pour moi ? Ca ! fit-il en faisant claquer l’ongle de son pouce sous une de ses dents. Un homme est tout ou rien. Il est moins que rien quand il se nomme Poiret : on peut l’ecraser comme une punaise, il est plat et il pue. Mais un homme est un dieu quand il vous ressemble : ce n’est plus une machine couverte en peau ; mais un theatre ou s’emeuvent les plus beaux sentiments, et je ne vis que par les sentiments. Un sentiment, n’est-ce pas le monde dans une pensee ? Voyez le pere Goriot : ses deux filles sont pour lui tout l’univers, elles sont le fil avec lequel il se dirige dans la creation. Eh ! bien, pour moi qui ai bien creuse la vie, il n’existe qu’un seul sentiment reel, une amitie d’homme a homme. Pierre et Jaffier, voila ma passion. Je sais Venise sauveepar c?ur. Avez-vous vu beaucoup de gens assez poilus pour, quand un camarade dit : « Allons enterrer un corps ! » y aller sans souffler mot ni l’embeter de morale ? J’ai fait ca, moi. Je ne parlerais pas ainsi a tout le monde. Mais vous, vous etes un homme superieur, on peut tout vous dire, vous savez tout comprendre. Vous ne patouillerez pas long-temps dans les marecages ou vivent les crapoussins qui nous entourent ici. Eh ! bien, voila qui est dit. Vous epouserez. Poussons chacun nos pointes ! La mienne est en fer et ne mollit jamais, he, he !