Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 34
Vautrin sortit sans vouloir entendre la reponse negative de l’etudiant, afin de le mettre a son aise. Il semblait connaitre le secret de ces petites resistances, de ces combats dont les hommes se parent devant eux-memes, et qui leur servent a se justifier leurs actions blamables.
— Qu’il fasse comme il voudra, je n’epouserai certes pas mademoiselle Taillefer ! se dit Eugene.
Apres avoir subi le malaise d’une fievre interieure que lui causa l’idee d’un pacte fait avec cet homme dont il avait horreur, mais qui grandissait a ses yeux par le cynisme meme de ses idees et par l’audace avec laquelle il etreignait la societe, Rastignac s’habilla, demanda une voiture, et vint chez madame de Restaud. Depuis quelques jours, cette femme avait redouble de soins pour un jeune homme dont chaque pas etait un progres au c?ur du grand monde, et dont l’influence paraissait devoir etre un jour redoutable. Il paya messieurs de Trailles et d’Ajuda, joua au whist une partie de la nuit, et regagna ce qu’il avait perdu. Superstitieux comme la plupart des hommes dont le chemin est a faire et qui sont plus ou moins fatalistes, il voulut voir dans son bonheur une recompense du ciel pour sa perseverance a rester dans le bon chemin. Le lendemain matin, il s’empressa de demander a Vautrin s’il avait encore sa lettre de change. Sur une reponse affirmative, il lui rendit les trois mille francs en manifestant un plaisir assez naturel.
— Tout va bien, lui dit Vautrin.
— Mais je ne suis pas votre complice, dit Eugene.
— Je sais, je sais, repondit Vautrin en l’interrompant. Vous faites encore des enfantillages. Vous vous arretez aux bagatelles de la porte.
Deux jours apres, Poiret et mademoiselle Michonneau se trouvaient assis sur un banc, au soleil, dans une allee solitaire du Jardin-des-Plantes, et causaient avec le monsieur qui paraissait a bon droit suspect a l’etudiant en medecine.
— Mademoiselle, disait monsieur Gondureau, je ne vois pas d’ou naissent vos scrupules. Son Excellence monseigneur le ministre de la police generale du royaume…
— Ah ! Son Excellence monseigneur le ministre de la police generale du royaume… repeta Poiret.
— Oui, Son Excellence s’occupe de cette affaire, dit Gondureau.
A qui ne paraitra-t-il pas invraisemblable que Poiret, ancien employe, sans doute homme de vertus bourgeoises, quoique denue d’idees, continuat d’ecouter le pretendu rentier de la rue de Buffon, au moment ou il prononcait le mot de police en laissant ainsi voir la physionomie d’un agent de la rue de Jerusalem a travers son masque d’honnete homme ? Cependant rien n’etait plus naturel. Chacun comprendra mieux l’espece particuliere a laquelle appartenait Poiret, dans la grande famille des niais, apres une remarque deja faite par certains observateurs, mais qui jusqu’a present n’a pas ete publiee. Il est une nation plumigere, serree au budget entre le premier degre de latitude qui comporte les traitements de douze cents francs, espece de Groenland administratif, et le troisieme degre, ou commencent les traitements un peu plus chauds de trois a six mille francs, region temperee, ou s’acclimate la gratification, ou elle fleurit malgre les difficultes de la culture. Un des traits caracteristiques qui trahit le mieux l’infirme etroitesse de cette gent subalterne, est une sorte de respect involontaire, machinal, instinctif, pour ce grand lama de tout ministere, connu de l’employe par une signature illisible et sous le nom de SON EXCELLENCE MONSEIGNEUR LE MINISTRE, cinq mots qui equivalent a l’ Il Bondo Canidu Calife de Bagdad, et qui, aux yeux de ce peuple aplati, represente un pouvoir sacre, sans appel. Comme le pape pour les chretiens, monseigneur est administrativement infaillible aux yeux de l’employe ; l’eclat qu’il jette se communique a ses actes, a ses paroles, a celles dites en son nom ; il couvre tout de sa broderie, et legalise les actions qu’il ordonne ; son nom d’Excellence, qui atteste la purete de ses intentions et la saintete de ses vouloirs, sert de passe-port aux idees les moins admissibles. Ce que ces pauvres gens ne feraient pas dans leur interet, ils s’empressent de l’accomplir des que le mot Son Excellence est prononce. Les bureaux ont leur obeissance passive, comme l’armee a la sienne : systeme qui etouffe la conscience, annihile un homme, et finit, avec le temps, par l’adapter comme une vis ou un ecrou a la machine gouvernementale. Aussi monsieur Gondureau, qui paraissait se connaitre en hommes, distingua-t-il promptement en Poiret un de ces niais bureaucratiques, et fit-il sortir le Deus ex machina, le mot talismanique de Son Excellence, au moment ou il fallait, en demasquant ses batteries, eblouir le Poiret, qui lui semblait le male de la Michonneau, comme la Michonneau lui semblait la femelle du Poiret.
— Du moment ou Son Excellence elle-meme, Son Excellence monseigneur le ! Ah ! c’est tres-different, dit Poiret.
— Vous entendez monsieur, dans le jugement duquel vous paraissez avoir confiance, reprit le faux rentier en s’adressant a mademoiselle Michonneau. Eh ! bien, Son Excellence a maintenant la certitude la plus complete que le pretendu Vautrin, loge dans la Maison-Vauquer, est un forcat evade du bagne de Toulon, ou il est connu sous le nom de Trompe-la-Mort.
— Ah ! Trompe-la-Mort ! dit Poiret, il est bien heureux, s’il a merite ce nom-la.
— Mais oui, reprit l’agent. Ce sobriquet est du au bonheur qu’il a eu de ne jamais perdre la vie dans les entreprises extremement audacieuses qu’il a executees. Cet homme est dangereux, voyez-vous ! Il a des qualites qui le rendent extraordinaire. Sa condamnation est meme une chose qui lui a fait dans sa partie un honneur infini…
— C’est donc un homme d’honneur, demanda Poiret.
— A sa maniere. Il a consenti a prendre sur son compte le crime d’un autre, un faux commis par un tres-beau jeune homme qu’il aimait beaucoup, un jeune Italien assez joueur, entre depuis au service militaire, ou il s’est d’ailleurs parfaitement comporte.
— Mais si Son Excellence le Ministre de la police est sur que monsieur Vautrin soit Trompe-la-Mort, pourquoi donc aurait-il besoin de moi ? dit mademoiselle Michonneau.
— Ah ! oui, dit Poiret, si en effet le Ministre, comme vous nous avez fait l’honneur de nous le dire, a une certitude quelconque…
— Certitude n’est pas le mot ; seulement on se doute. Vous allez comprendre la question. Jacques Collin, surnomme Trompe-la-Mort, a toute la confiance des trois bagnes qui l’ont choisi pour etre leur agent et leur banquier. Il gagne beaucoup a s’occuper de ce genre d’affaires, qui necessairement veut un homme de marque.
— Ah ! ah ! comprenez-vous le calembour, mademoiselle ? dit Poiret. Monsieur l’appelle un homme de marque, parce qu’il a ete marque.
— Le faux Vautrin, dit l’agent en continuant, recoit les capitaux de messieurs les forcats, les place, les leur conserve, et les tient a la disposition de ceux qui s’evadent, ou de leurs familles quand ils en disposent par testament, ou de leurs maitresses, quand ils tirent sur lui pour elles.
— De leurs maitresses ! Vous voulez dire de leurs femmes, fit observer Poiret.
— Non, monsieur. Le forcat n’a generalement que des epouses illegitimes, que nous nommons des concubines.
— Ils vivent donc tous en etat de concubinage ?
— Consequemment.
— Eh ! bien, dit Poiret, voila des horreurs que Monseigneur ne devrait pas tolerer. Puisque vous avez l’honneur de voir Son Excellence, c’est a vous, qui me paraissez avoir des idees philanthropiques, a l’eclairer sur la conduite immorale de ces gens, qui donnent un tres-mauvais exemple au reste de la societe.
— Mais, monsieur, le gouvernement ne les met pas la pour offrir le modele de toutes les vertus.
— C’est juste. Cependant, monsieur, permettez…
— Mais, laissez donc dire monsieur, mon cher mignon, dit mademoiselle Michonneau.
— Vous comprenez, mademoiselle, reprit Gondureau. Le gouvernement peut avoir un grand interet a mettre la main sur une caisse illicite, que l’on dit monter a un total assez majeur. Trompe-la-Mort encaisse des valeurs considerables en recelant non-seulement les sommes possedees par quelques-uns de ses camarades, mais encore celles qui proviennent de la Societe des Dix mille…