Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 37
Eugene tout abasourdi regardait son voisin d’un air hebete. Ce duel, annonce par Vautrin pour le lendemain, contrastait si violemment avec la realisation de ses plus cheres esperances, qu’il eprouvait toutes les sensations du cauchemar. Il se tourna vers la cheminee, y apercut la petite boite carree, l’ouvrit, et trouva dedans un papier qui couvrait une montre de Breguet. Sur ce papier etaient ecrit ces mots : « Je veux que vous pensiez a moi a toute heure, parce que…
» DELPHINE. »
Ce dernier mot faisait sans doute allusion a quelque scene qui avait eu lieu entre eux, Eugene en fut attendri. Ses armes etaient interieurement emaillees dans l’or de la boite. Ce bijou si long-temps envie, la chaine, la clef, la facon, les dessins repondaient a tous ses v?ux. Le pere Goriot etait radieux. Il avait sans doute promis a sa fille de lui rapporter les moindres effets de la surprise que causerait son present a Eugene, car il etait en tiers dans ces jeunes emotions et ne paraissait pas le moins heureux. Il aimait deja Rastignac et pour sa fille et pour lui-meme.
— Vous irez la voir ce soir, elle vous attend. La grosse souche d’Alsacien soupe chez sa danseuse. Ah ! ah ! il a ete bien sot quand mon avoue lui a dit son fait. Ne pretend-il pas aimer ma fille a l’adoration ? qu’il y touche et je le tue. L’idee de savoir ma Delphine a… (il soupira) me ferait commettre un crime ; mais ce ne serait pas un homicide, c’est une tete de veau sur un corps de porc. Vous me prendrez avec vous, n’est-ce pas ?
— Oui, mon bon pere Goriot, vous savez bien que je vous aime…
— Je le vois, vous n’avez pas honte de moi, vous ! Laissez-moi vous embrasser. Et il serra l’etudiant dans ses bras. Vous la rendrez bien heureuse, promettez-le-moi ! Vous irez ce soir, n’est-ce pas ?
— Oh, oui ! Je dois sortir pour des affaires qu’il est impossible de remettre.
— Puis-je vous etre bon a quelque chose ?
— Ma foi, oui ! Pendant que j’irai chez madame de Nucingen, allez chez M. Taillefer le pere, lui dire de me donner une heure dans la soiree pour lui parler d’une affaire de la derniere importance.
— Serait-ce donc vrai, jeune homme, dit le pere Goriot en changeant de visage ; feriez-vous la cour a sa fille, comme le disent ces imbeciles d’en bas ? Tonnerre de Dieu ! vous ne savez pas ce que c’est qu’une tape a la Goriot. Et si vous nous trompiez, ce serait l’affaire d’un coup de poing. Oh ! ce n’est pas possible.
— Je vous jure que je n’aime qu’une femme au monde, dit l’etudiant, je ne le sais que depuis un moment.
— Ah, quel bonheur ! fit le pere Goriot.
— Mais, reprit l’etudiant, le fils de Taillefer se bat demain, et j’ai entendu dire qu’il serait tue.
— Qu’est-ce que cela vous fait ? dit Goriot.
— Mais il faut lui dire d’empecher son fils de se rendre… s’ecria Eugene.
En ce moment, il fut interrompu par la voix de Vautrin, qui se fit entendre sur le pas de sa porte, ou il chantait :
O Richard, o mon roi !
L’univers t’abandonne…
Broum ! broum ! broum ! broum ! broum !
J’ai long-temps parcouru le monde,
Et l’on m’a vu…
Tra la, la, la, la…
— Messieurs, cria Christophe, la soupe vous attend, et tout le monde est a table.
— Tiens, dit Vautrin, viens prendre une bouteille de mon vin de Bordeaux.
— La trouvez-vous jolie, la montre ? dit le pere Goriot. Elle a bon gout, hein !
Vautrin, le pere Goriot et Rastignac descendirent ensemble et se trouverent, par suite de leur retard, places a cote les uns des autres a table. Eugene marqua la plus grande froideur a Vautrin pendant le diner, quoique jamais cet homme, si aimable aux yeux de madame Vauquer, n’eut deploye autant d’esprit. Il fut petillant de saillies, et sut mettre en train tous les convives. Cette assurance, ce sang-froid consternaient Eugene.
— Sur quelle herbe avez-vous donc marche aujourd’hui ? lui dit madame Vauquer. Vous etes gai comme un pinson.
— Je suis toujours gai quand j’ai fait de bonnes affaires.
— Des affaires ? dit Eugene.
— Eh ! bien, oui. J’ai livre une partie de marchandises qui me vaudra de bons droits de commission. Mademoiselle Michonneau, dit-il en s’apercevant que la vieille fille l’examinait, ai-je dans la figure un trait qui vous deplaise, que vous me faites l’ ?il americain ? Faut le dire ! je le changerai pour vous etre agreable.
— Poiret, nous ne nous facherons pas pour ca, hein ? dit-il en guignant le vieil employe.
— Sac a papier ! vous devriez poser pour un Hercule-Farceur, dit le jeune peintre a Vautrin.
— Ma foi, ca va ! si mademoiselle Michonneau veut poser en Venus du Pere-Lachaise, repondit Vautrin.
— Et Poiret ? dit Bianchon.
— Oh ! Poiret posera en Poiret. Ce sera le dieu des jardins ! s’ecria Vautrin. Il derive de poire…
— Molle ! reprit Bianchon. Vous seriez alors entre la poire et le fromage.
— Tout ca, c’est des betises, dit madame Vauquer, et vous feriez mieux de nous donner de votre vin de Bordeaux dont j’apercois une bouteille qui montre son nez ! Ca nous entretiendra en joie, outre que c’est bon a l’ estomaque.
— Messieurs, dit Vautrin, madame la presidente nous rappelle a l’ordre. Madame Couture et mademoiselle Victorine ne se formaliseront pas de vos discours badins ; mais respectez l’innocence du pere Goriot. Je vous propose une petite bouteillorama de vin de Bordeaux, que le nom de Laffitte rend doublement illustre, soit dit sans allusion politique. Allons, Chinois ! dit-il en regardant Christophe qui ne bougea pas. Ici, Christophe ! Comment, tu n’entends pas ton nom ? Chinois, amene les liquides !
— Voila, monsieur, dit Christophe en lui presentant la bouteille.
Apres avoir rempli le verre d’Eugene et celui du pere Goriot, il s’en versa lentement quelques gouttes qu’il degusta, pendant que ses deux voisins buvaient, et tout a coup il fit une grimace.
— Diable ! diable ! il sent le bouchon. Prends cela pour toi, Christophe, et va nous en chercher ; a droite, tu sais ? Nous sommes seize, descends huit bouteilles.
— Puisque vous vous fendez, dit le peintre, je paye un cent de marrons.
— Oh ! oh !
— Booououh !
— Prrrr !
Chacun poussa des exclamations qui partirent comme les fusees d’une girandole.
— Allons, maman Vauquer, deux de champagne, lui cria Vautrin.
— Quien, c’est cela ! Pourquoi pas demander la maison ? Deux de champagne ! mais ca coute douze francs ! Je ne les gagne pas, non ! Mais si monsieur Eugene veut les payer, j’offre du cassis.
— V’la son cassis qui purge comme de la manne, dit l’etudiant en medecine a voix basse.
— Veux-tu te taire, Bianchon, s’ecria Rastignac, je ne peux pas entendre parler de manne sans que le c?ur… Oui, va pour le vin de Champagne, je le paye, ajouta l’etudiant.
— Sylvie, dit madame Vauquer, donnez les biscuits et les petits gateaux.
— Vos petits gateaux sont trop grands, dit Vautrin, ils ont de la barbe. Mais quant aux biscuits, aboulez.
En un moment le vin de Bordeaux circula, les convives s’animerent, la gaiete redoubla. Ce fut des rires feroces, au milieu desquels eclaterent quelques imitations des diverses voix d’animaux. L’employe au Museum s’etant avise de reproduire un cri de Paris qui avait de l’analogie avec le miaulement du chat amoureux, aussitot huit voix beuglerent simultanement les phrases suivantes : — A repasser les couteaux ! — Mo-ron pour les p’tits oiseaulx ! — Voila le plaisir, mesdames, voila le plaisir ! — A raccommoder la faience ! — A la barque, a la barque ! — Battez vos femmes, vos habits ! — Vieux habits, vieux galons, vieux chapeaux a vendre ! — A la cerise, a la douce ! La palme fut a Bianchon pour l’accent nasillard avec lequel il cria : — Marchand de parapluies ! En quelques instants ce fut un tapage a casser la tete, une conversation pleine de coqs-a-l’ane, un veritable opera que Vautrin conduisait comme un chef d’orchestre, en surveillant Eugene et le pere Goriot, qui semblaient ivres deja. Le dos appuye sur leur chaise, tous deux contemplaient ce desordre inaccoutume d’un air grave, en buvant peu ; tous deux etaient preoccupes de ce qu’ils avaient a faire pendant la soiree, et neanmoins ils se sentaient incapables de se lever. Vautrin, qui suivait les changements de leur physionomie en leur lancant des regards de cote, saisit le moment ou leurs yeux vacillerent et parurent vouloir se fermer, pour se pencher a l’oreille de Rastignac et lui dire : — Mon petit gars, nous ne sommes pas assez ruse pour lutter avec notre papa Vautrin, et il vous aime trop pour vous laisser faire des sottises. Quand j’ai resolu quelque chose, le bon Dieu seul est assez fort pour me barrer le passage. Ah ! nous voulions aller prevenir le pere Taillefer, commettre des fautes d’ecolier ! Le four est chaud, la farine est petrie, le pain est sur la pelle ; demain nous en ferons sauter les miettes par-dessus notre tete en y mordant ; et nous empecherions d’enfourner ?… non, non, tout cuira ! Si nous avons quelques petits remords, la digestion les emportera. Pendant que nous dormirons notre petit somme, le colonel comte Franchessini vous ouvrira la succession de Michel Taillefer avec la pointe de son epee. En heritant de son frere, Victorine aura quinze petits mille francs de rente. J’ai deja pris des renseignements, et sais que la succession de la mere monte a plus de trois cent mille…