Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 53

— Il est fou, se dit Eugene en regardant le vieillard. Allons, restez en repos, ne parlez pas…

Eugene descendit pour diner quand Bianchon remonta. Puis tous deux passerent la nuit a garder le malade a tour de role, en s’occupant, l’un a lire ses livres de medecine, l’autre a ecrire a sa mere et a ses s?urs. Le lendemain, les symptomes qui se declarerent chez le malade furent, suivant Bianchon, d’un favorable augure ; mais ils exigerent des soins continuels dont les deux etudiants etaient seuls capables, et dans le recit desquels il est impossible de compromettre la pudibonde phraseologie de l’epoque. Les sangsues mises sur le corps appauvri du bonhomme furent accompagnees de cataplasmes, de bains de pied, de man?uvres medicales pour lesquelles il fallait d’ailleurs la force et le devouement des deux jeunes gens. Madame de Restaud ne vint pas ; elle envoya chercher sa somme par un commissionnaire.

— Je croyais qu’elle serait venue elle-meme. Mais ce n’est pas un mal, elle se serait inquietee, dit le pere en paraissant heureux de cette circonstance.

A sept heures du soir, Therese vint apporter une lettre de Delphine.

« Que faites-vous donc, mon ami ? A peine aimee, serais-je deja negligee ? Vous m’avez montre, dans ces confidences versees de c?ur a c?ur, une trop belle ame pour n’etre pas de ceux qui restent toujours fideles en voyant combien les sentiments ont de nuances. Comme vous l’avez dit en ecoutant la priere de Mose : « Pour les uns c’est une meme note, pour les autres c’est l’infini de la musique ! » Songez que je vous attends ce soir pour aller au bal de madame de Beauseant. Decidement le contrat de monsieur d’Ajuda a ete signe ce matin a la cour, et la pauvre vicomtesse ne l’a su qu’a deux heures. Tout Paris va se porter chez elle, comme le peuple encombre la Greve quand il doit y avoir une execution. N’est-ce pas horrible d’aller voir si cette femme cachera sa douleur, si elle saura bien mourir ? Je n’irais certes pas, mon ami, si j’avais ete deja chez elle, mais elle ne recevra plus sans doute, et tous les efforts que j’ai faits seraient superflus. Ma situation est bien differente de celle des autres. D’ailleurs, j’y vais pour vous aussi. Je vous attends. Si vous n’etiez pas pres de moi dans deux heures, je ne sais si je vous pardonnerais cette felonie. »

Rastignac prit une plume et repondit ainsi :

« J’attends un medecin pour savoir si votre pere doit vivre encore. Il est mourant. J’irai vous porter l’arret, et j’ai peur que ce ne soit un arret de mort. Vous verrez si vous pouvez aller au bal. Mille tendresses. »

Le medecin vint a huit heures et demie, et, sans donner un avis favorable, il ne pensa pas que la mort dut etre imminente. Il annonca des mieux et des rechutes alternatives d’ou dependraient la vie et la raison du bonhomme.

— Il vaudrait mieux qu’il mourut promptement, fut le dernier mot du docteur.

Eugene confia le pere Goriot aux soins de Bianchon, et partit pour aller porter a madame de Nucingen les tristes nouvelles qui, dans son esprit encore imbu des devoirs de famille, devaient suspendre toute joie.

— Dites-lui qu’elle s’amuse tout de meme, lui cria le pere Goriot qui paraissait assoupi mais qui se dressa sur son seant au moment ou Rastignac sortit.

Le jeune homme se presenta navre de douleur a Delphine, et la trouva coiffee, chaussee, n’ayant plus que sa robe de bal a mettre. Mais, semblable aux coups de pinceau par lesquels les peintres achevent leurs tableaux, les derniers apprets voulaient plus de temps que n’en demandait le fond meme de la toile.

— Eh quoi, vous n’etes pas habille ? dit-elle.

— Mais, madame, votre pere…

— Encore mon pere, s’ecria-t-elle en l’interrompant. Mais vous ne m’apprendrez pas ce que je dois a mon pere. Je connais mon pere depuis long-temps. Pas un mot, Eugene. Je ne vous ecouterai que quand vous aurez fait votre toilette. Therese a tout prepare chez vous ; ma voiture est prete, prenez-la ; revenez. Nous causerons de mon pere en allant au bal. Il faut partir de bonne heure, si nous sommes pris dans la file des voitures, nous serons bien heureux de faire notre entree a onze heures.

— Madame !

— Allez ! pas un mot, dit-elle courant dans son boudoir pour y prendre un collier.

— Mais, allez donc, monsieur Eugene, vous facherez madame, dit Therese en poussant le jeune homme epouvante de cet elegant parricide.

Il alla s’habiller en faisant les plus tristes, les plus decourageantes reflexions. Il voyait le monde comme un ocean de boue dans lequel un homme se plongeait jusqu’au cou, s’il y trempait le pied. — Il ne s’y commet que des crimes mesquins ! se dit-il. Vautrin est plus grand. Il avait vu les trois grandes expressions de la societe : l’Obeissance, la Lutte et la Revolte ; la Famille, le Monde et Vautrin. Et il n’osait prendre parti. L’Obeissance etait ennuyeuse, la Revolte impossible, et la Lutte incertaine. Sa pensee le reporta au sein de sa famille. Il se souvint des pures emotions de cette vie calme, il se rappela les jours passes au milieu des etres dont il etait cheri. En se conformant aux lois naturelles du foyer domestique, ces cheres creatures y trouvaient un bonheur plein, continu, sans angoisses. Malgre ses bonnes pensees, il ne se sentit pas le courage de venir confesser la foi des ames pures a Delphine, en lui ordonnant la Vertu au nom de l’Amour. Deja son education commencee avait porte ses fruits. Il aimait egoistement deja. Son tact lui avait permis de reconnaitre la nature du c?ur de Delphine. Il pressentait qu’elle etait capable de marcher sur le corps de son pere pour aller au bal, et il n’avait ni la force de jouer le role d’un raisonneur, ni le courage de lui deplaire, ni la vertu de la quitter. — Elle ne me pardonnerait jamais d’avoir eu raison contre elle dans cette circonstance, se dit-il. Puis il commenta les paroles des medecins, il se plut a penser que le pere Goriot n’etait pas aussi dangereusement malade qu’il le croyait ; enfin, il entassa des raisonnements assassins pour justifier Delphine. Elle ne connaissait pas l’etat dans lequel etait son pere. Le bonhomme lui-meme la renverrait au bal, si elle l’allait voir. Souvent la loi sociale, implacable dans sa formule, condamne la ou le crime apparent est excuse par les innombrables modifications qu’introduisent au sein des familles la difference des caracteres, la diversite des interets et des situations. Eugene voulait se tromper lui-meme, il etait pret a faire a sa maitresse le sacrifice de sa conscience. Depuis deux jours, tout etait change dans sa vie. La femme y avait jete ses desordres, elle avait fait palir la famille, elle avait tout confisque a son profit. Rastignac et Delphine s’etaient rencontres dans les conditions voulues pour eprouver l’un par l’autre les plus vives jouissances. Leur passion bien preparee avait grandi par ce qui tue les passions, par la jouissance. En possedant cette femme, Eugene s’apercut que jusqu’alors il ne l’avait que desiree. Il ne l’aima qu’au lendemain du bonheur : l’amour n’est peut-etre que la reconnaissance du plaisir. Infame ou sublime, il adorait cette femme pour les voluptes qu’il lui avait apportees en dot, et pour toutes celles qu’il en avait recues ; de meme que Delphine aimait Rastignac autant que Tantale aurait aime l’ange qui serait venu satisfaire sa faim, ou etancher la soif de son gosier desseche.

— Eh ! bien, comment va mon pere ? lui dit madame de Nucingen quand il fut de retour et en costume de bal.

— Extremement mal, repondit-il, si vous voulez me donner une preuve de votre affection, nous courrons le voir.

— Eh ! bien, oui, dit-elle, mais apres le bal. Mon bon Eugene, sois gentil, ne me fais pas de morale, viens.

Ils partirent. Eugene resta silencieux pendant une partie du chemin.

— Qu’avez-vous donc ? dit-elle.

— J’entends le rale de votre pere, repondit-il avec l’accent de la facherie. Et il se mit a raconter avec la chaleureuse eloquence du jeune age la feroce action a laquelle madame de Restaud avait ete poussee par la vanite, la crise mortelle que le dernier devouement [devoue-] du pere avait determinee, et ce que couterait la robe lamee d’Anastasie. Delphine pleurait.