Том 3. Публицистические произведения - Тютчев Федор Иванович. Страница 5
Maintenant, si de ces questions de l’intérieur nous passions à la situation du dehors, vous parlerai-je, monsieur, de la révolution de Juillet et des conséquences probables qu’elle devait avoir pour votre patrie et qu’elle n’a pas eues? Ai-je besoin de vous dire que le principe de cette explosion, que l’âme même de ce mouvement c’était avant tout le besoin d’une revanche éclatante contre l’Europe, et principalement contre vous, c’était l’irrésistible besoin de ressaisir cette prépondérance de l’Occident, dont la France avait si longtemps joui et qu’elle voyait avec dépit fixée depuis trente ans dans vos mains? Je rends assurément toute justice au roi des Français, j’admire son habileté, je souhaite une longue vie à lui et à son système… Mais que serait-il arrivé, monsieur, si, chaque fois que le gouvernement français a essayé depuis 1835 de porter ses regards par-dessus l’horizon de l’Allemagne, il n’avait pas constamment rencontré sur le trône de Russie la même attitude ferme et décidée, la même réserve, la même froideur, et surtout la même fidélité à toute épreuve, aux alliances établies, aux engagements contractés? S’il avait pu surprendre un seul instant de doute, d’hésitation, ne pensez-vous pas que le Napoléon de la paix lui-même se serait finalement lassé de retenir toujours cette France, frémissante sous sa main, et qu’il l’aurait laissée aller?.. Et que serait-ce, s’il avait pu compter sur de la connivence?..
Monsieur, je me trouvais en Allemagne à l’époque où M. Thiers, cédant à une impulsion pour ainsi dire instinctive, se disposait à faire ce qui lui paraissait la chose du monde la plus simple et la plus naturelle, c’est-à-dire à se venger sur l’Allemagne des échecs de sa diplomatie en Orient; j’ai été témoin de cette explosion, de la colère vraiment nationale que cette naïve insolence avait provoquée parmi vous, et je me félicite de l’avoir vue; depuis j’ai toujours entendu avec beaucoup de plaisir chanter le Rheinlied. Mais, monsieur, comment se fait-il que votre presse politique qui sait tout, qui sait par exemple le chiffre exact de tous les coups de poing qui s’échangent sur la frontière de Prusse entre les douaniers russes et les contrebandiers prussiens, comment, dis-je, n’a-t-elle pas su ce qui s’est passé à cette époque entre les cours d’Allemagne et la Russie? Comment n’a-t-elle pas su, ou ne vous a-t-elle pas informé qu’à la première démonstration d’hostilité de la part de la France, 80 000 hommes de troupes russes devaient marcher au secours de votre indépendance menacée, et que 200 000 hommes les auraient suivis dans les six semaines? Eh bien, monsieur, cette circonstance n’est pas restée ignorée à Paris, et peut-être penserez-vous comme moi, quel que soit d’ailleurs le cas que je fasse du Rheinlied, qu’elle n’a pas peu contribué à décider la vieille Marseillaise à battre si promptement en retraite devant sa jeune rivale.
J’ai nommé la presse. Ne croyez pas, monsieur, que j’aie des préventions systématiques contre la presse allemande, ou que je lui garde rancune de son inexprimable malveillance à notre égard. Il n’en est rien, je vous assure; je suis très disposé à lui faire honneur des bonnes qualités qu’elle a, et j’aimerais bien pouvoir attribuer en partie au moins ses torts et ses aberrations au régime exceptionnel sous lequel elle vit. Ce n’est certes ni le talent, ni les idées, ni même le patriotisme qui manquent à votre presse périodique; à beaucoup d’égards elle est la fille légitime de votre noble et grande littérature, de cette littérature qui a restauré parmi vous le sentiment de votre identité nationale. Ce qui manque à votre presse, et cela à un degré compromettant, c’est le tact politique, l’intelligence vive et sûre de la situation donnée, du milieu réel dans lequel elle vit. Aussi remarque-t-on, dans ses manifestations comme dans ses tendances, je ne sais quoi d’imprévoyant, d’inconsidéré, en un mot de moralement irresponsable qui provient peut-être de cet état de minorité prolongée où on la retient.
Comment s’expliquer en effet, si ce n’est par cette conscience de son irresponsabilité morale, cette hostilité ardente, aveugle, forcenée, à laquelle elle se livre depuis des années à l’égard de la Russie? Pourquoi? Dans quel but? Au profit de quoi? A-t-elle l’air d’avoir une seule fois sérieusement examiné, au point de vue de l’intérêt politique de l’Allemagne, les conséquences possibles, probables, de ce qu’elle faisait? S’est-elle une seule fois sérieusement demandé si, en s’appliquant comme elle le fait, depuis des années, avec cet incroyable acharnement, à aigrir, à envenimer, à compromettre sans retour les dispositions réciproques des deux pays, elle ne travaillait pas à ruiner par sa base le système d’alliance sur lequel repose la puissance relative de l’Allemagne vis-à-vis de l’Europe? Si, à la combinaison politique la plus favorable que l’histoire eût réalisée jusqu’à présent pour votre patrie, elle ne cherchait par tous les moyens en son pouvoir de substituer la combinaison la plus décidément funeste? Cette pétulante imprévoyance ne vous rappelle-t-elle pas, monsieur, à la gentillesse près toutefois, une espièglerie de l’enfance de votre grand Gœthe, si gracieusement racontée dans ses mémoires? Vous vous souvenez de ce jour où le petit Wolfgang, resté seul dans la maison paternelle, n’a pas cru pouvoir mieux utiliser le loisir que l’absence de ses parents lui avait fait, qu’en faisant passer successivement par la fenêtre tous les ustensiles du ménage de sa mère qui lui tombaient sous la main, s’amusant et se réjouissant beaucoup du bruit qu’ils faisaient en tombant et en se brisant sur le pavé? Il est vrai qu’il y avait dans la maison vis-à-vis un méchant voisin qui par ses encouragements provoquait l’enfant à continuer l’ingénieux passe-temps; mais vous, monsieur, vous n’avez pas même l’excuse d’une provocation semblable…
Encore si dans tout ce débordement de déclamation haineuse contre la Russie on pouvait découvrir un motif sensé, un motif avouable pour justifier tant de haine! Je sais que je trouverai au besoin des fous qui viendront me dire le plus sérieusement possible: «Nous devons vous haïr; votre principe, le principe même de votre civilisation, nous est antipathique à nous autres Allemands, à nous autres Occidentaux; vous n’avez eu ni Féodalité, ni Hiérarchie Pontificale; vous n’avez passé ni par les guerres du Sacerdoce et de l’Empire, ni par les guerres de Religion, ni même par l’Inquisition; vous n’avez pas pris part aux Croisades, vous n’avez pas connu la Chevalerie, vous êtes arrivé il y a quatre siècles à l’unité que nous cherchons encore, votre principe ne fait pas une part assez large à la liberté de l’individu, il n’autorise pas assez la division, le morcellement». Tout cela est vrai; mais tout cela, soyez juste, nous a-t-il empêché de vous aider bravement et loyalement dans l’occasion, lorsqu’il s’est agi de revendiquer, de reconquérir votre indépendance politique, votre nationalité, et maintenant n’est-ce pas le moins que vous puissiez faire, que de nous pardonner la nôtre? Parlons sérieusement, car la chose en vaut la peine. La Russie ne demande pas mieux que de respecter votre légitimité historique, la légitimité historique des peuples de l’Occident; elle s’est dévouée avec vous, il y a trente ans à peine, à la relever de sa chute, à la replacer sur sa base; elle est donc très disposée à la respecter non seulement dans son principe, mais même dans ses conséquences les plus extrêmes, même dans ses écarts, même dans ses défaillances; mais vous aussi, apprenez à votre tour à nous respecter dans notre unité et dans notre force.
Viendrait-on me dire que ce sont les imperfections de notre régime social, les vices de notre administration, la condition de nos classes inférieures, etc., etc., que c’est tout cela qui irrite l’opinion contre la Russie. Eh quoi, serait-ce vrai? Et moi qui croyais tout à l’heure avoir à me plaindre d’un excès de malveillance, me verrai-je obligé maintenant de protester contre une exagération de sympathie? Car enfin, nous ne sommes pas seuls au monde, et si vous avez en effet un fond aussi surabondant de sympathie humaine, et que vous ne trouviez pas à le placer chez vous et au profit des vôtres, ne serait-il pas juste au moins que vous le répartissiez d’une manière plus équitable entre les différents peuples de la terre? Tous, hélas, ont besoin qu’on les plaigne; voyez l’Angleterre par exemple, qu’en dites-vous? Voyez sa population manufacturière; voyez l’Irlande, et si vous étiez à même d’établir en parfaite connaissance le bilan respectif des deux pays, si vous pouviez peser dans des balances équitables les misères qu’entraînent à leur suite la barbarie russe et la civilisation anglaise, peut-être trouveriez-vous plus de singularité que d’exagération dans l’assertion de cet homme qui, également étranger aux deux pays, mais les connaissant tous deux à fond, affirmait avec une conviction entière «qu’il y avait dans le Royaume-Uni un million d’hommes, au moins, qui gagneraient beaucoup à être envoyés en Sibérie»…