Том 3. Публицистические произведения - Тютчев Федор Иванович. Страница 6
Ah, monsieur, pourquoi faut-il que vous autres Allemands, qui avez sur vos voisins d’outre-Rhin une supériorité morale incontestable à tant d’égards, pourquoi faut-il que vous ne puissiez pas leur emprunter un peu de ce bon sens pratique, de cette intelligence vive et sûre de leurs intérêts, qui les distinguent!.. Eux aussi ils ont une presse, des journaux, qui nous invectivent, qui nous déchirent à qui mieux mieux, sans relâche, sans mesure, sans pudeur… Voyez par exemple cette hydre aux cent têtes de la presse parisienne, toutes lançant feu et flamme contre nous.
Quelles fureurs! Quels éclats! Quel tapage!.. Eh bien, qu’on acquière aujourd’hui même la certitude, à Paris, que ce rapprochement si ardemment convoité est en train de se faire, que les avances si souvent reproduites ont enfin été accueillies, et dès demain vous verrez tout ce bruit de haine tomber, toute cette brillante pyrotechnie d’injures s’évanouir, et de ces cratères éteints, de ces bouches pacifiées vont sortir, avec le dernier flocon de fumée, des voix diversement modulées, mais toutes également mélodieuses, célébrant, à l’envie l’une de l’autre, notre heureuse réconciliation.
Mais cette lettre est trop longue, il est temps de finir. Permettez-moi, monsieur, en finissant de résumer en peu de mots ma pensée.
Je me suis adressé à vous, sans autre mission que celle que je tiens de ma conviction libre et personnelle. Je ne suis aux ordres de personne, je ne suis l’organe de personne; ma pensée ne relève que d’elle-même. Mais j’ai certainement tout lieu de croire que si le contenu de cette lettre était connu en Russie, l’opinion publique n’hésiterait pas à l’avouer. L’opinion russe jusqu’à présent ne s’est que médiocrement émue de toutes ces clameurs de la presse allemande, non pas que l’opinion, non pas que les sentiments de l’Allemagne lui parussent une chose indifférente, bien certainement non… mais toutes ces violences de la parole, tous ces coups de fusil tirés en l’air, à l’intention de la Russie, il lui répugnait de prendre tout ce bruit au sérieux; elle n’y a vu tout au plus qu’un divertissement de mauvais goût… L’opinion russe se refuse décidément à admettre qu’une nation grave, sérieuse, loyale, profondément équitable, telle enfin que le monde a connu l’Allemagne à toutes les époques de son histoire, que cette nation, dis-je, ira dépouiller sa nature pour en révéler une autre faite à l’image de quelques esprits fantasques ou brouillons, de quelques déclamateurs passionnés ou de mauvaise foi, que, reniant le passé, méconnaissant le présent et compromettant l’avenir, l’Allemagne consentira à accueillir, à nourrir un mauvais sentiment, un sentiment indigne d’elle, simplement pour avoir le plaisir de faire une grande bévue politique. Non, c’est impossible.
Je me suis adressé a vous, monsieur, parce que, ainsi que je l’ai reconnu, la «Gazette Universelle» est plus qu’un journal pour l’Allemagne; c’est un pouvoir, et un pouvoir qui, je le déclare bien volontiers, réunit à un haut degré le sentiment national et l’intelligence politique: c’est au nom de cette double autorité que j’ ai essayé de vous parler.
La disposition d’esprit que l’on a créée, que l’on cherche à propager en Allemagne à l’égard de la Russie, n’est pas encore un danger; mais elle est bien près de le devenir… Cette disposition d’esprit ne changera rien, j’en ai la conviction, aux rapports actuellement existants entre les gouvernements allemands et la Russie; mais elle tend à fausser de plus en plus la conscience publique sur une des questions les plus graves qu’il y ait pour une nation, sur la question de ses alliances… Elle tend en présentant sous les couleurs les plus mensongères la politique la plus nationale que l’Allemagne ait jamais suivie, à jeter la division dans les esprits, à pousser les plus ardents, les plus inconsidérés dans des voies pleines de péril, dans des voies où la fortune de l’Allemagne s’est déjà fourvoyée plus d’une fois… Qu’une crise éclate en Europe, que la querelle séculaire, décidée il y a trente ans en votre faveur, vienne à se rallumer, la Russie certainement ne manquera pas à vos souverains, pas plus que ceux-ci ne manqueront à la Russie; mais c’est alors aussi qu’on aura probablement à récolter ce que l’on sème aujourd’hui: la division des esprits aura porté ses fruits, et ces fruits pourraient être amers pour l’Allemagne; ce seraient, je le crains bien, de nouvelles défections et des déchirements nouveaux. Et alors, monsieur, vous auriez trop cruellement expié le tort d’avoir été un moment injustes envers nous.
Voilà, monsieur, ce que j’avais à vous dire. Vous ferez de ma parole l’usage qui vous paraîtra le plus convenable.
Agréez, etc.
1844
3аписка
En allant au fond de cette malveillance qui se manifeste contre nous en Europe et si l’on met de côté les déclamations, les lieux communs de la polémique quotidienne, on y trouve cette idée:
«La Russie tient une place énorme dans le monde et cependant elle ne représente que la force matérielle, rien que cela».
Voilà le véritable grief, tous les autres sont accessoires ou imaginaires.
Comment est née cette idée et quelle en est la valeur?
Elle est le produit d’une double ignorance: de celle de l’Europe et de la notre propre. L’une est la conséquence de l’autre. Dans l’ordre moral, une société, une civilisation qui a son principe en elle-même, ne saurait être comprise des autres qu’autant qu’elle se comprend elle-même: la Russie est un monde qui commence à peine à avoir la conscience de son principe. Or, c’est la conscience de son principe qui constitue pour un pays sa légitimité historique. Le jour où la Russie aura pleinement reconnu le sien, elle l’aura de fait imposé au monde. En effet de quoi s’agit-il entre l’Occident et nous? Est-ce de bonne foi que l’Occident a l’air de se méprendre sur ce que nous sommes? Est-ce sérieusement qu’il prétend ignorer nos titres historiques? —
Avant que l’Europe occidentale ne se fût constituée, nous existions déjà et certes nous existions glorieusement. Toute la différence c’est qu’alors on nous appelait l’Empire d’Orient, l’Eglise d’Orient; ce que nous étions alors, nous le sommes encore.
Qu’est-ce que l’Empire d’Orient? C’est la transmission légitime et directe du pouvoir suprême du pouvoir des Césars. C’est la souveraineté pleine et entière, ne relevant pas, n’émanant pas, comme les pouvoirs de l’Occident, d’une autorité extérieure quelle qu’elle puisse être, portant son principe d’autorité en elle-même, mais réglée, contenue et sanctifiée par le Christianisme.
Qu’est-ce que l’Eglise d’Orient? C’est l’Eglise universelle.
Voilà les deux seules questions sur lesquelles doit rouler toute polémique sérieuse entre l’Occident et nous. Tout le reste n’est que du verbiage. Plus nous nous serons pénétrés de ces deux questions et plus nous serons forts vis-à-vis de notre adversaire. Plus nous serons nous-mêmes. A bien considérer les choses, la lutte entre l’Occident et nous n’a jamais cessé. Il n’y a pas même eu de trêve, il n’y a eu que des intermittences de combat. Maintenant, à quoi bon se le dissimuler? Cette lutte est sur le point de se rallumer plus ardente que jamais et cette fois encore comme autrefois, comme toujours, c’est l’Eglise de Rome, l’Eglise latine qui est à l’avant-garde de l’ennemi.
Eh bien, acceptons le combat, franchement, résolument. Qu’en face de Rome l’Eglise d’Orient n’oublie pas un seul instant qu’elle est l’héritière légitime de l’Eglise universelle.
A toutes les attaques de Rome, à toutes ses hostilités, nous n’avons qu’une arme à opposer, mais elle est terrible: c’est son histoire, c’est l’histoire de son passé. Qu’a fait Rome? Comment a-t-elle acquis le pouvoir qu’elle s’est arrogé? Par une usurpation flagrante des droits, des attributions de l’Eglise universelle.