Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 44
Cette journee devait etre jusqu’au soir une fantasmagorie pour Eugene, qui, malgre la force de son caractere et la bonte de sa tete, ne savait comment classer ses idees, quand il se trouva dans le fiacre a cote du pere Goriot dont les discours trahissaient une joie inaccoutumee, et retentissaient a son oreille, apres tant d’emotions, comme les paroles que nous entendons en reve.
— C’est fini de ce matin. Nous dinons tous les trois ensemble, ensemble ! comprenez-vous ? Voici quatre ans que je n’ai dine avec ma Delphine, ma petite Delphine. Je vais l’avoir a moi pendant toute une soiree. Nous sommes chez vous depuis ce matin. J’ai travaille comme un man?uvre, habit bas. J’aidais a porter les meubles. Ah ! ah ! vous ne savez pas comme elle est gentille a table, elle s’occupera de moi : « Tenez, papa, mangez donc de cela, c’est bon. » Et alors je ne peux pas manger. Oh ! y a-t-il long-temps que je n’ai ete tranquille avec elle comme nous allons l’etre !
— Mais, lui dit Eugene, aujourd’hui le monde est donc renverse ?
— Renverse ? dit le pere Goriot. Mais a aucune epoque le monde n’a si bien ete. Je ne vois que des figures gaies dans les rues, des gens qui se donnent des poignees de main, et qui s’embrassent ; des gens heureux comme s’ils allaient tous diner chez leurs filles, y gobichonnerun bon petit diner qu’elle a commande devant moi au chef du cafe des Anglais. Mais, bah ! pres d’elle le chicotin serait doux comme miel.
— Je crois revenir a la vie, dit Eugene.
— Mais marchez donc, cocher, cria le pere Goriot en ouvrant la glace de devant. Allez donc plus vite, je vous donnerai cent sous pour boire si vous me menez en dix minutes la ou vous savez. En entendant cette promesse, le cocher traversa Paris avec la rapidite de l’eclair.
— Il ne va pas, ce cocher, disait le pere Goriot.
— Mais ou me conduisez-vous donc, lui demanda Rastignac.
— Chez vous, dit le pere Goriot.
La voiture s’arreta rue d’Artois. Le bonhomme descendit le premier et jeta dix francs au cocher, avec la prodigalite d’un homme veuf qui, dans le paroxysme de son plaisir, ne prend garde a rien.
— Allons, montons, dit-il a Rastignac en lui faisant traverser une cour et le conduisant a la porte d’un appartement situe au troisieme etage, sur le derriere d’une maison neuve et de belle apparence. Le pere Goriot n’eut pas besoin de sonner. Therese, la femme de chambre de madame de Nucingen, leur ouvrit la porte. Eugene se vit dans un delicieux appartement de garcon, compose d’une antichambre, d’un petit salon, d’une chambre a coucher et d’un cabinet ayant vue sur un jardin. Dans le petit salon, dont l’ameublement et le decor pouvaient soutenir la comparaison avec ce qu’il y avait de plus joli, de plus gracieux, il apercut, a la lumiere des bougies, Delphine, qui se leva d’une causeuse, au coin du feu, mit son ecran sur la cheminee, et lui dit avec une intonation de voix chargee de tendresse : — Il a donc fallu vous aller chercher, monsieur qui ne comprenez rien.
Therese sortit. L’etudiant prit Delphine dans ses bras, la serra vivement et pleura de joie. Ce dernier contraste entre ce qu’il voyait et ce qu’il venait de voir, dans un jour ou tant d’irritations avaient fatigue son c?ur et sa tete, determina chez Rastignac un acces de sensibilite nerveuse.
— Je savais bien, moi, qu’il t’aimait, dit tout bas le pere Goriot a sa fille pendant qu’Eugene abattu gisait sur la causeuse sans pouvoir prononcer une parole ni se rendre compte encore de la maniere dont ce dernier coup de baguette avait ete frappe.
— Mais venez donc voir, lui dit madame de Nucingen en le prenant par la main et l’emmenant dans une chambre dont les tapis, les meubles et les moindres details lui rappelerent, en de plus petites proportions, celle de Delphine.
— Il y manque un lit, dit Rastignac.
— Oui, monsieur, dit-elle en rougissent et lui serrant la main.
Eugene la regarda, et comprit, jeune encore, tout ce qu’il y avait de pudeur vraie dans un c?ur de femme aimante.
— Vous etes une de ces creatures que l’on doit adorer toujours, lui dit-elle [dit-il] a l’oreille. Oui, j’ose vous le dire, puisque nous nous comprenons si bien : plus vif et sincere est l’amour, plus il doit etre voile, mysterieux. Ne donnons notre secret a personne.
— Oh ! je ne serai pas quelqu’un, moi, dit le pere Goriot en grognant.
— Vous savez bien que vous etes nous, vous…
— Ah ! voila ce que je voulais. Vous ne ferez pas attention a moi, n’est-ce pas ? J’irai, je viendrai comme un bon esprit qui est partout, et qu’on sait etre la sans le voir. Eh ! bien, Delphinette, Ninette, Dedel ! n’ai-je pas eu raison de te dire : « Il y a un joli appartement rue d’Artois, meublons-le pour lui ! » Tu ne voulais pas. Ah ! c’est moi qui suis l’auteur de ta joie, comme je suis l’auteur de tes jours. Les peres doivent toujours donner pour etre heureux. Donner toujours, c’est ce qui fait qu’on est pere.
— Comment ? dit Eugene.
— Oui, elle ne voulait pas, elle avait peur qu’on ne dit des betises, comme si le monde valait le bonheur ! Mais toutes les femmes revent de faire ce qu’elle fait…
Le pere Goriot parlait tout seul, madame de Nucingen avait emmene Rastignac dans le cabinet ou le bruit d’un baiser retentit, quelque legerement qu’il fut pris. Cette piece etait en rapport avec l’elegance de l’appartement, dans lequel d’ailleurs rien ne manquait.
— A-t-on bien devine vos v?ux ? dit-elle en revenant dans le salon pour se mettre a table.
— Oui, dit-il, trop bien. Helas ! ce luxe si complet, ces beaux reves realises, toutes les poesies d’une vie jeune, elegante, je les sens trop pour ne pas les meriter ; mais je ne puis les accepter de vous, et je suis trop pauvre encore pour…
— Ah ! ah ! vous me resistez deja, dit-elle d’un petit air d’autorite railleuse en faisant une de ces jolies moues que font les femmes quand elles veulent se moquer de quelque scrupule pour le mieux dissiper.
Eugene s’etait trop solennellement interroge pendant cette journee, et l’arrestation de Vautrin, en lui montrant la profondeur de l’abime dans lequel il avait failli rouler, venait de trop bien corroborer ses sentiments nobles et sa delicatesse pour qu’il cedat a cette caressante refutation de ses idees genereuses. Une profonde tristesse s’empara de lui.
— Comment ! dit madame de Nucingen, vous refuseriez ? Savez-vous ce que signifie un refus semblable ? Vous doutez de l’avenir, vous n’osez pas vous lier a moi. Vous avez donc peur de trahir mon affection ? Si vous m’aimez, si je… vous aime, pourquoi reculez-vous devant d’aussi minces obligations ? Si vous connaissiez le plaisir que j’ai eu a m’occuper de tout ce menage de garcon, vous n’hesiteriez pas, et vous me demanderiez pardon. J’avais de l’argent a vous, je l’ai bien employe, voila tout. Vous croyez etre grand, et vous etes petit. Vous demandez bien plus… (Ah ! dit-elle en saisissant un regard de passion chez Eugene) et vous faites des facons pour des niaiseries. Si vous ne m’aimez point, oh ! oui, n’acceptez pas. Mon sort est dans un mot. Parlez ? Mais, mon pere, dites-lui donc quelques bonnes raisons, ajouta-t-elle en se tournant vers son pere apres une pause. Croit-il que je ne sois pas moins chatouilleuse que lui sur notre honneur ?
Le pere Goriot avait le sourire fixe d’un theriaki en voyant, en ecoutant cette jolie querelle.
— Enfant ! vous etes a l’entree de la vie, reprit-elle en saisissant la main d’Eugene, vous trouvez une barriere insurmontable pour beaucoup de gens, une main de femme vous l’ouvre, et vous reculez ! Mais vous reussirez, vous ferez une brillante fortune, le succes est ecrit sur votre beau front. Ne pourrez-vous pas alors me rendre ce que je vous prete aujourd’hui ? Autrefois les dames ne donnaient-elles pas a leurs chevaliers des armures, des epees, des casques, des cottes de mailles, des chevaux, afin qu’ils pussent aller combattre en leur nom dans les tournois ? Eh ! bien, Eugene, les choses que je vous offre sont les armes de l’epoque, des outils necessaires a qui veut etre quelque chose. Il est joli, le grenier ou vous etes, s’il ressemble a la chambre de papa. Voyons, nous ne dinerons donc pas ? Voulez-vous m’attrister ? Repondez donc ? dit-elle en lui secouant la main. Mon Dieu, papa, decide-le donc, ou je sors et ne le revois jamais.