Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 45
— Je vais vous decider, dit le pere Goriot en sortant de son extase. Mon cher monsieur Eugene, vous allez emprunter de l’argent a des juifs, n’est-ce pas ?
— Il le faut bien, dit-il.
— Bon, je vous tiens, reprit le bonhomme en tirant un mauvais portefeuille en cuir tout use. Je me suis fait juif, j’ai paye toutes les factures, les voici. Vous ne devez pas un centime pour tout ce qui se trouve ici. Ca ne fait pas une grosse somme, tout au plus cinq mille francs. Je vous les prete, moi ! Vous ne me refuserez pas, je ne suis pas une femme. Vous m’en ferez une reconnaissance sur un chiffon de papier, et vous me les rendrez plus tard.
Quelques pleurs roulerent a la fois dans les yeux d’Eugene et de Delphine, qui se regarderent avec surprise. Rastignac tendit la main au bonhomme et la lui serra.
— Eh ! bien, quoi ! n’etes-vous pas mes enfants ? dit Goriot.
— Mais, mon pauvre pere, dit madame de Nucingen, comment avez-vous donc fait ?
— Ah ! nous y voila, repondit-il. Quand je t’ai eu decidee a le mettre pres de toi, que je t’ai vue achetant des choses comme pour une mariee, je me suis dit : « Elle va se trouver dans l’embarras ! L’avoue pretend que le proces a intenter a ton mari, pour lui faire rendre ta fortune, durera plus de six mois. Bon. J’ai vendu mes treize cent cinquante livres de rente perpetuelle ; je me suis fait, avec quinze mille francs, douze cents francs de rentes viageres bien hypothequees, et j’ai paye vos marchands avec le reste du capital, mes enfants. Moi, j’ai la-haut une chambre de cinquante ecus par an, je peux vivre comme un prince avec quarante sous par jour, et j’aurai encore du reste. Je n’use rien, il ne me faut presque pas d’habits. Voila quinze jours que je ris dans ma barbe en me disant : « Vont-ils etre heureux ! » Eh ! bien, n’etes-vous pas heureux ?
— Oh ! papa, papa ! dit madame de Nucingen en sautant sur son pere qui la recut sur ses genoux. Elle le couvrit de baisers, lui caressa les joues avec ses cheveux blonds, et versa des pleurs sur ce vieux visage epanoui, brillant. — Cher pere, vous etes un pere ! Non, il n’existe pas deux peres comme vous sous le ciel. Eugene vous aimait bien deja, que sera-ce maintenant !
— Mais, mes enfants, dit le pere Goriot qui depuis dix ans n’avait pas senti le c?ur de sa fille battre sur le sien, mais, Delphinette, tu veux donc me faire mourir de joie ! Mon pauvre c?ur se brise. Allez, monsieur Eugene, nous sommes deja quittes ! Et le vieillard serrait sa fille par une etreinte si sauvage, si delirante qu’elle dit : — Ah ! tu me fais mal. — Je t’ai fait mal ! dit-il en palissant. Il la regarda d’un air surhumain de douleur. Pour bien peindre la physionomie de ce Christ de la Paternite, il faudrait aller chercher des comparaisons dans les images que les princes de la palette ont inventees pour peindre la passion soufferte au benefice des mondes par le Sauveur des hommes. Le pere Goriot baisa bien doucement la ceinture que ses doigts avaient trop pressee. — Non, non, je ne t’ai pas fait mal ; reprit-il en la questionnant par un sourire ; c’est toi qui m’as fait mal avec ton cri. Ca coute plus cher, dit-il a l’oreille de sa fille en la lui baisant avec precaution, mais faut l’attraper, sans quoi il se facherait.
Eugene etait petrifie par l’inepuisable devouement de cet homme, et le contemplait en exprimant cette naive admiration qui, au jeune age, est de la foi.
— Je serai digne de tout cela, s’ecria-t-il.
— O mon Eugene, c’est beau ce que vous venez de dire-la. Et madame de Nucingen baisa l’etudiant au front.
— Il a refuse pour toi mademoiselle Taillefer et ses millions, dit le pere Goriot. Oui, elle vous aimait, la petite ; et, son frere mort, la voila riche comme Cresus.
— Oh ! pourquoi le dire ? s’ecria Rastignac.
— Eugene, lui dit Delphine a l’oreille, maintenant j’ai un regret pour ce soir. Ah ! je vous aimerai bien, moi ! et toujours.
— Voila la plus belle journee que j’aie eue depuis vos mariages, s’ecria le pere Goriot. Le bon Dieu peut me faire souffrir tant qu’il lui plaira, pourvu que ce ne soit pas par vous, je me dirai : En fevrier de cette annee, j’ai ete pendant un moment plus heureux que les hommes ne peuvent l’etre pendant toute leur vie. Regarde-moi, Fifine ! dit-il a sa fille. Elle est bien belle, n’est-ce pas ? Dites-moi donc, avez-vous rencontre beaucoup de femmes qui aient ses jolies couleurs et sa petite fossette ? Non, pas vrai ? Eh ! bien, c’est moi qui ait fait cet amour de femme. Desormais, en se trouvant heureuse par vous, elle deviendra mille fois mieux. Je puis aller en enfer, mon voisin, dit-il, s’il vous faut ma part de paradis, je vous la donne. Mangeons, mangeons, reprit-il en ne sachant plus ce qu’il disait, tout est a nous.
— Ce pauvre pere !
— Si tu savais, mon enfant, dit-il en se levant et allant a elle, lui prenant la tete et la baisant au milieu de ses nattes de cheveux, combien tu peux me rendre heureux a bon marche ! viens me voir quelquefois, je serai la-haut, tu n’auras qu’un pas a faire. Promets-le-moi, dis !
— Oui, cher pere.
— Dis encore.
— Oui, mon bon pere.
— Tais-toi, je te le ferais dire cent fois si je m’ecoutais. Dinons.
La soiree tout entiere fut employee en enfantillages, et le pere Goriot ne se montra pas le moins fou des trois. Il se couchait aux pieds de sa fille pour les baiser ; il la regardait long-temps dans les yeux ; il frottait sa tete contre sa robe ; enfin il faisait des folies comme en aurait fait l’amant le plus jeune et le plus tendre.
— Voyez-vous ? dit Delphine a Eugene, quand mon pere est avec nous, il faut etre tout a lui. Ce sera pourtant bien genant quelquefois.
Eugene, qui s’etait senti deja plusieurs fois des mouvements de jalousie, ne pouvait pas blamer ce mot, qui renfermait le principe de toutes les ingratitudes.
— Et quand l’appartement sera-t-il fini ? dit Eugene en regardant autour de la chambre. Il faudra donc nous quitter ce soir ?
— Oui, mais demain vous viendrez diner avec moi, dit-elle d’un air fin. Demain est un jour d’Italiens.
— J’irai au parterre, moi, dit le pere Goriot.
Il etait minuit. La voiture de madame de Nucingen attendait. Le pere Goriot et l’etudiant retournerent a la Maison-Vauquer en s’entretenant de Delphine avec un croissant enthousiasme qui produisit un curieux combat d’expressions entre ces deux violentes passions. Eugene ne pouvait pas se dissimuler que l’amour du pere, qu’aucun interet personnel n’entachait, ecrasait le sien par sa persistance et par son etendue. L’idole etait toujours pure et belle pour le pere, et son adoration s’accroissait de tout le passe comme de l’avenir. Ils trouverent madame Vauquer seule au coin de son poele, entre Sylvie et Christophe. La vieille hotesse etait la comme Marius sur les ruines de Carthage. Elle attendait les deux seuls pensionnaires qui lui restassent en se desolant avec Sylvie. Quoique lord Byron ait prete d’assez belles lamentations au Tasse, elles sont bien loin de la profonde verite de celles qui echappaient a madame Vauquer.
— Il n’y aura donc que trois tasses de cafe a faire demain matin Sylvie. Hein ! ma maison deserte, n’est-ce pas a fendre le c?ur ? Qu’est-ce que la vie sans mes pensionnaires ? Rien du tout. Voila ma maison demeublee de ses hommes. La vie est dans les meubles. Qu’ai-je fait au ciel pour m’etre attire tous ces desastres ? Nos provisions de haricots et de pommes de terre sont faites pour vingt personnes. La police chez moi ! Nous allons donc ne manger que des pommes de terre ! Je renverrai donc Christophe !
Le Savoyard qui dormait se reveilla soudain et dit : — Madame ?
— Pauvre garcon ! c’est comme un dogue, dit Sylvie.
— Une saison morte, chacun s’est case. D’ou me tombera-t-il des pensionnaires ? J’en perdrai la tete. Et cette sibylle de Michonneau qui m’enleve Poiret ! Qu’est-ce qu’elle lui faisait donc pour s’etre attache cet homme-la, qui la suit comme un toutou ?