Le pere Goriot - де Бальзак Оноре. Страница 48

— Et tu crois a ces sornettes, s’ecria le pere Goriot. C’est un comedien ! J’ai rencontre des Allemands en affaires : ces gens-la sont presque tous de bonne foi, pleins de candeur ; mais, quand, sous leur air de franchise et de bonhomie, ils se mettent a etre malins et charlatans, ils le sont alors plus que les autres. Ton mari t’abuse. Il se sent serre de pres, il fait le mort, il veut rester plus maitre sous ton nom qu’il ne l’est sous le sien. Il va profiter de cette circonstance pour se mettre a l’abri des chances de son commerce. Il est aussi fin que perfide ; c’est un mauvais gars. Non, non, je ne m’en irai pas au Pere-Lachaise en laissant mes filles denuees de tout. Je me connais encore un peu aux affaires. Il a, dit-il, engage ses fonds dans les entreprises, eh ! bien, ses interets sont representes par des valeurs, par des reconnaissances, par des traites ! qu’il les montre, et liquide avec toi. Nous choisirons les meilleures speculations, nous en courrons les chances, et nous aurons les titres recognitifs en notre nom de Delphine Goriot, epouse separee quant aux biens du baron de Nucingen. Mais nous prend-il pour des imbeciles, celui-la ? Croit-il que je puisse supporter pendant deux jours l’idee de te laisser sans fortune, sans pain ? Je ne la supporterais pas un jour, pas une nuit, pas deux heures ! Si cette idee etait vraie, je n’y survivrais pas. Eh ! quoi, j’aurai travaille pendant quarante ans de ma vie, j’aurai porte des sacs sur mon dos, j’aurai sue des averses, je me serai prive pendant toute ma vie pour vous, mes anges, qui me rendiez tout travail, tout fardeau leger ; et aujourd’hui ma fortune, ma vie s’en iraient en fumee ! Ceci me ferait mourir enrage. Par tout ce qu’il y a de plus sacre sur terre et au ciel, nous allons tirer ca au clair, verifier les livres, la caisse, les entreprises ! Je ne dors pas, je ne me couche pas, je ne mange pas, qu’il ne me soit prouve que ta fortune est la tout entiere. Dieu merci, tu es separee de biens ; tu auras maitre Derville pour avoue, un honnete homme heureusement. Jour de Dieu ! tu garderas ton bon petit million, tes cinquante mille livres de rente, jusqu’a la fin de tes jours, ou je fais un tapage dans Paris, ah ! ah ! Mais je m’adresserais aux chambres si les tribunaux nous victimaient. Te savoir tranquille et heureuse du cote de l’argent, mais cette pensee allegeait tous mes maux et calmait mes chagrins. L’argent, c’est la vie. Monnaie fait tout. Que nous chante-t-il donc, cette grosse souche d’Alsacien ? Delphine, ne fais pas une concession d’un quart de liard a cette grosse bete, qui t’a mise a la chaine et t’a rendue malheureuse. S’il a besoin de toi, nous le tricoterons ferme, et nous le ferons marcher droit. Mon Dieu, j’ai la tete en feu, j’ai dans le crane quelque chose qui me brule. Ma Delphine sur la paille ! Oh ! ma Fifine, toi ! Sapristi ! ou sont mes gants ? Allons ! partons, je veux aller tout voir, les livres, les affaires, la caisse, la correspondance, a l’instant. Je ne serai calme que quand il me sera prouve que ta fortune ne court plus de risques, et que je la verrai de mes yeux.

— Mon cher pere ! allez-y prudemment. Si vous mettiez la moindre velleite de vengeance en cette affaire, et si vous montriez des intentions trop hostiles, je serais perdue. Il vous connait, il a trouve tout naturel que, sous votre inspiration, je m’inquietasse de ma fortune ; mais, je vous le jure, il la tient en ses mains, et a voulu la tenir. Il est homme a s’enfuir avec tous les capitaux, et a nous laisser la, le scelerat ! Il sait bien que je ne deshonorerai pas moi-meme le nom que je porte en le poursuivant. Il est a la fois fort et faible. J’ai bien tout examine. Si nous le poussons a bout, je suis ruinee.

— Mais c’est donc un fripon ?

— Eh ! bien, oui, mon pere, dit-elle en se jetant sur une chaise en pleurant. Je ne voulais pas vous l’avouer pour vous epargner le chagrin de m’avoir mariee a un homme de cette espece-la ! M?urs secretes et conscience, l’ame et le corps, tout en lui s’accorde ! c’est effroyable : je le hais et le meprise. Oui, je ne puis plus estimer ce vil Nucingen apres tout ce qu’il m’a dit. Un homme capable de se jeter dans les combinaisons commerciales dont il m’a parle n’a pas la moindre delicatesse, et mes craintes viennent de ce que j’ai lu parfaitement dans son ame. Il m’a nettement propose, lui, mon mari, la liberte, vous savez ce que cela signifie ? si je voulais etre, en cas de malheur, un instrument entre ses mains, enfin si je voulais lui servir de prete-nom.

— Mais les lois sont la ! Mais il y a une place de Greve pour les gendres de cette espece-la, s’ecria le pere Goriot ; mais je le guillotinerais moi-meme s’il n’y avait pas de bourreau.

— Non, mon pere, il n’y a pas de lois contre lui. Ecoutez en deux mots son langage, degage des circonlocutions dont il l’enveloppait : « Ou tout est perdu, vous n’avez pas un liard, vous etes ruinee ; car je ne saurais choisir pour complice une autre personne que vous ; ou vous me laisserez conduire a bien mes entreprises. » Est-ce clair ? Il tient encore a moi. Ma probite de femme le rassure ; il sait que je lui laisserai sa fortune, et me contenterai de la mienne. C’est une association improbe et voleuse a laquelle je dois consentir sous peine d’etre ruinee. Il m’achete ma conscience et la paye en me laissant etre a mon aise la femme d’Eugene. « Je te permets de commettre des fautes, laisse-moi faire des crimes en ruinant de pauvres gens ! » Ce langage est-il encore assez clair ? Savez-vous ce qu’il nomme faire des operations ? Il achete des terrains nus sous son nom, puis il y fait batir des maisons par des hommes de paille. Ces hommes concluent les marches pour les batisses avec tous les entrepreneurs, qu’ils payent en effets a longs termes, et consentent, moyennant une legere somme, a donner quittance a mon mari, qui est alors possesseur des maisons, tandis que ces hommes s’acquittent avec les entrepreneurs dupes en faisant faillite. Le nom de la maison de Nucingen a servi a eblouir les pauvres constructeurs. J’ai compris cela. J’ai compris aussi que, pour prouver, en cas de besoin, le payement de sommes enormes, Nucingen a envoye des valeurs considerables a Amsterdam, a Londres, a Naples, a Vienne. Comment les saisirions-nous ?

Eugene entendit le son lourd des genoux du pere Goriot, qui tomba sans doute sur le carreau de sa chambre.

— Mon Dieu, que t’ai-je fait ? Ma fille livree a ce miserable, il exigera tout d’elle s’il le veut. Pardon, ma fille ! cria le vieillard.

— Oui, si je suis dans un abime, il y a peut-etre de votre faute, dit Delphine. Nous avons si peu de raison quand nous nous marions ! Connaissons-nous le monde, les affaires, les hommes, les m?urs ? Les peres devraient penser pour nous. Cher pere, je ne vous reproche rien, pardonnez-moi ce mot. En ceci la faute est toute a moi. Non, ne pleurez point, papa, dit-elle en baisant le front de son pere.

— Ne pleure pas non plus, ma petite Delphine. Donne tes yeux, que je les essuie en les baisant. Va ! je vais retrouver ma caboche, et debrouiller l’echeveau d’affaires que ton mari a mele.

— Non, laissez-moi faire ; je saurai le man?uvrer. Il m’aime, eh ! bien, je me servirai de mon empire sur lui pour l’amener a me placer promptement quelques capitaux en proprietes. Peut-etre lui ferai-je racheter sous mon nom Nucingen, en Alsace, il y tient. Seulement venez demain pour examiner ses livres, ses affaires. Monsieur Derville ne sait rien de ce qui est commercial. Non, ne venez pas demain. Je ne veux pas me tourner le sang. Le bal de madame de Beauseant a lieu apres-demain, je veux me soigner pour y etre belle, reposee, et faire honneur a mon cher Eugene ! Allons donc voir sa chambre.

En ce moment une voiture s’arreta dans la rue Neuve-Sainte-Genevieve, et l’on entendit dans l’escalier la voix de madame de Restaud, qui disait a Sylvie — Mon pere y est-il ? Cette circonstance sauva heureusement Eugene, qui meditait deja de se jeter sur son lit et de feindre d’y dormir.